DES ARGUMENTS ALLIÉS DU VÉGANISME — QUELQUES MOTS AUTOUR DE « CONFORTABLEMENT IGNORANT » DE R. A. OPPENLANDER — OU NOTRE INTRANQUILLE LUCIDITÉ D’INDIENS SANS PLUMES

QUELQUES MOTS AUTOUR DE « CONFORTABLEMENT IGNORANT » DE R. A. OPPENLANDER — OU NOTRE INTRANQUILLE LUCIDITÉ D’INDIENS SANS PLUMES

 

« Ce qui advient à la bête advient bientôt à l’homme. »
proverbe indien Seattle des Duwanish, 1854 (cité p.6 in Confortablement ignorant)

 

« Mais on n’y parvient pas sans avoir traversé un déchirement et une angoisse, après quoi on se sent comme retourné et reversé de l’autre côté des choses et on ne comprend plus le monde que l’on vient de quitter. »
In Les Tarahumaras, p.35 — Antonin Artaud

 

« L’animal ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. »
Marguerite Yourcenar

 

   C’est Allain Bougrain-Dubourg qui a préfacé ce livre du docteur Richard A. Oppenlander pour sa parution en France aux Éditions Le Muscadier. Ainsi ces courtes pages d’introduction sont-elles écrites par quelqu’un qui, malgré sa carrière animaliste, n’est pas végane, et a fortiori (même) pas végétarien non plus, même s’il dit faire des efforts en ce sens. Car le livre Confortablement ignorant ne contient pas de notion explicite du véganisme, et sa thématique est très orientée écologisme (développement durable) et bien-être humain (santé). De quoi agacer les plus radicaux d’entre-nous. Oui ; mais…
 confortablement ignorant   Nous voulions en parler un peu parce que le travail d’Oppenlander — végétalien sans conteste — demeure, en dehors de ceux spécifiquement antispécistes et véganes, un des rares qui de par son souhait holistique et impartial se charge d’[…] intégrer au dérèglement climatique la problématique éthique de nos rapports à l’animal[1]. Et l’américain auteur de préférer à l’agrobusiness et à l’exploitation animale dire que « […] nous devrions chercher les produits alimentaires qui servent le mieux les intérêts de tous les êtres vivants. » (p.11) Il n’en fallait pas moins pour susciter notre intérêt et poursuivre la lecture de ce livre qui pour nous sert tout à fait la cause animale.
*
dérorestation feu   Ainsi dans une littérature des plus grand public le bon docteur Oppenlander nous apprend-il certaines choses, disséminées parmi d’autres qu’on connaît de longue date, pourvu qu’on s’intéresse tantôt à l’actualité et aux questions soulevées en écologie, et à la condition animale. Il est désormais amplement su que nous sommes les témoins de la sixième extinction massive sur la planète, du fait de la perte accélérée de la biodiversité, qu’Oppenlander n’hésite à désigner comme causée en grande partie par l’industrie qui produit notre nourriture et qui ne se soucie que de ses succès économiques à court ou moyen termes, état de fait tout bonnement […] dicté par des motivations affairistes et politiques […]. Ainsi de la demi-vérité dite par Al Gore ou encore, bien évidemment, du demi-travail de la toute récente COP21. Beaucoup de bruit et reste encore tant de fureur. Certes, s’attaquer au réchauffement climatique sous le jour des GES[2] est très important. Et l’on a vu durant la COP21 les Nations s’engager dans cette voie. Peut-être les signataires des accords auraient-ils dû lire Confortablement ignorant. hommes déforestationCar on y apprend que le méthane est 23 fois plus important que dioxyde de carbone, et l’azote 310 fois plus. Partant, Richard Oppenlander tire à boulet rouge sur l’élevage intensif (et extensif tout autant[3]) puisque tout bien peser, lorsque l’on consomme 125 grammes de steak haché ce sont 5 m2 de forêt amazonienne qui partent en fumée. En tout 15 millions d’hectares de forêt vierge disparaissent chaque année depuis les années 1970. Sachant que 80% des récoltes mondiales (soja) sont destinées à nourrir les animaux, on court vers une désertification de plus en plus grande et l’irrémédiable en termes générationnels humains perte des terres arables[4].deforestation
*
R. Oppenlander   Pour l’auteur de ce petit livre très dense et très direct, il est manifeste — d’ailleurs c’est ce que Confortablement ignorant est : un manifeste — que les ambitions des Chefs d’États et organisations affiliées sont d’une extrême médiocrité. Cependant, qui s’étonnera que les hommes politiques soient élus dans les mêmes conditions qu’on laisse à sa place un animateur de talk-show qui évite les polémiques trop gênantes ? Par exemple le Protocole de Nagoya (2012) ne tient pas suffisamment compte pour palier à la « perte de la biodiversité » des conditions d’élevage et du rythme de la surpêche (cf. p.61). Les fonds marins aussi se meurent et c’est une catastrophe. Oppenlander a un parler franc. Pour lui, il est clair que tous nous devons « manger végétalien », et qu’il est impératif de « supprimer les subventions » des entreprises qui bénéficient du soutien de nos impôts et polluent allègrement[5]. Ceci constitue la solution la plus logique et la plus efficace.chalutageRTEmagicC_41099_Trawled-seafloor_PuigEtAl2012-Nature_txdam31985_9dd4e4
   Vous souvenez-vous de l’année où dans les collèges et lycées, on nous demanda d’apporter chacun 1 kilo de riz pour sauver les éthiopiens mourant de faim ? — Nous oui. Pourtant, accusant le climat (et limite : le primitivisme), on ne nous a pas informés sur ce que nous rappelle Oppenlander :
   « En 1986, pendant la famine en Éthiopie, le monde a pris conscience du problème de la faim dans ce pays : le sujet a été plutôt bien couvert par la plupart de médias, même dans les campagnes de publicité à la télévision. Mais ce que les médias ont spectaculairement oublié de mentionner est que, au moment même où des milliers de personnes mouraient de faim chaque jour, l’Éthiopie utilisait une partie significative de ses terres agricoles pour produire des céréales (graines de lin, de colza, de coton) qui étaient ensuite exportées vers la Grande-Bretagne et d’autres pays européens pour servir de fourrage au bétail. »
(p.63)
Somalia East African Famine        Comme tous les véganes en ont parfaitement conscience, l’exploitation animale qu’ils réprouvent est intimement liée aux conditions de travail pseudo-esclavagistes ayant encore lieu de nos jours dans de nombreux pays du Tiers-monde et en voie de développement. B. A. Dominick mentionnait déjà en 1995 ce qu’ici on lit page 64 comme quoi chaque année pour produire la viande et le lait ce sont des milliards de tonnes de céréales et légumes, et d’eau qui sont gâchés, qu’on aurait pu donner à manger à ceux qui en ont besoin, ce que R. Oppenlander appelle de « techniques inefficaces de production » sans omettre de parler des déplorables conditions d’abattage infligées aux animaux dans ce procès gigantesques. « En consommant des espèces vivantes, c’est nous qui alimentons la demande et participons à la destruction irréversible de ces espèces et de leur écosystème, alors même que nous sommes incapables de saisir toute leur complexité. C’est là la définition même de l’ignorance. Cette mentalité préhistorique, « moi y en a tuer toi », n’aurait pas dû survivre au-delà du Pléistocène inférieur. » (p.77), dit l’auteur qui n’hésite pas à comparer notre comportement (pour ne pas dire notre intelligence collective) à celle de nos ancêtres d’il y a 780 000 ans. C’est environ il y a 700 millénaires qu’Homo Erectus a domestiqué le feu. Où l’on voit que depuis nous n’avons eu de cesse de nous séparer de la Nature (ce qui est certes notre nature) bien au-delà néanmoins de ce qui est raisonnable. Ainsi le modèle capitalo-industriel occidental dominant n’est-il pourtant pas la panacée dans tous les domaines. Il existe des peuplades végétaliennes exemptes des maladies de l’homme moderne. « Il est bien établi que les indiens Tarahumaras [Mexique], les membres de l’Église adventiste du septième jour, et d’autres groupes qui ne consomment que des aliments végétaux toute leur vie ne souffrent pas de diabète de type 2 (non insulinodépendant) ou de cancer du côlon, et n’ont pas besoin de triples pontages aorto-coronariens. » (p.151)
tarahumaras
Indiens Tarahumaras du Mexique
   Peut-être peut-on ravir à Antonin Artaud et son Peyotl à la recherche de la Source ontologique du Bien et du Mal, en remplaçant [Dieu] par l’empathie, ou la compassion, que l’unique animal dans son acception négative (carnassière) est celui dont la mécanique est si fine qu’il s’illusionne sans cesse sur ce qu’il est, et qu’« à s’accepter ainsi sans curiosité pour Dieu et sans problème, l’homme n’est plus que cet inerte automate, générateur d’ennui et de folie, qu’a déserté toute conscience, et que l’âme encore pure a fui, parce qu’elle sent percer le moment où cet Automate va accoucher de la Bête, et la Bête un obscène démon.[6] » ?fermes-usines
*
   Voilà un livre qui ne mâche pas ses mots, une assez bonne surprise, surtout quand l’auteur réserve son dernier chapitre à la condition animale en disant bien à son lecteur que ce chapitre est le plus difficile, non à cause de la violence exercée à l’encontre de 70 milliards d’animaux terrestres et des trillions d’autres marins, chaque année, qu’on tue pour notre consommation, mais parce que le lecteur est aussi un consommateur qui trouve toujours un moyen de se défiler, ce qu’on appelle le déni. Ce dernier chapitre ce sont des pages très incisives et l’on voit qu’Oppenlander n’est pas insensible du tout au traitement des animaux.
   « La majorité d’entre nous préfère ne pas savoir d’où vient la nourriture que nous consommons, surtout s’il est question de traitement inhumains, de tortures, de conditions abominables, ou des souffrances infligées à des êtres vivants. Il est tellement plus simple de faire la sourde oreille. »
(p.176)
   L’édition française y va de son grain de sel en apportant une annexe assez précise de la situation de l’élevage en France. Un engagement non feint.
   Si le véganisme n’est pas mentionné dans ce livre c’est probablement pour ne coller à aucune étiquette. Mais au vu des préoccupations écologiques et éthiques de Richard A. Oppenlander, on peut considérer ses arguments comme de bons alliés à la protection animale.
   En effet, mettons que si plus jamais nous ne massacrions un animal, mais que nous continuions à polluer et à croître sans borne, nous ferions indirectement du tort auxsinge seul autres êtres vivants de la Terre. Or, la richesse de la biodiversité n’est pas uniquement splendide à notre intellect. Elle est cette Terre et elle en permet la conscience — Écoumène pour reprendre la notion géo-phénoménologique d’Augustin Berque. C’est, comme l’exprime Oppenlander à la suite d’un Edgar Morin une complexité. Mais comme on le sait, que l’auteur de Confortablement ignorant (titre on ne peut plus loquace) rappelle très clairement : le plus grand pourvoyeur de dégradation environnementale, c’est la consommation d’animaux.
   Il en résulte qu’on ne peut penser un « développement [vraiment] durable », une écologie digne de ce nom, si nous n’arrêtons pas tous de tuer, manger, porter des animaux. Si c’est d’abord pour les animaux — individus chaque fois — qu’on devient végane, on s’aperçoit que c’est d’être végane qui soutient le mieux une pensée et un engagement écologique. Et puis comment être végane sans avoir parallèlement une idée plus vaste de sauvegarde du vivant — de toutes les espèces, donc de l’écosystème, donc écologique ? Tout est imbriqué. À quoi bon sauver les animaux si le monde est ensuite détruit ?
*
   À la différence du Chef Seattle qui prélevait son quota de bisons, d’aigles et d’autres animaux des plaines indiennes avec parcimonie et respect, les véganes, il nous semble, sont aujourd’hui dans une position similaire en humanité : celle d’une vision — si ce n’est : une tension-vers — du monde comme un ensemble de parties aussi précieuses les unes que les autres comme les parties d’un corps. Dialectique du véganisme ? En tous les cas, à présent nous sommes en mesure de n’avoir pas à prélever quelque vie animale que ce soit pour notre survie. Nous ne sommes pas, nous humains, les bergers du monde ou quoi que ce soit d’hybride animal-dieu ou que sais-je… Soyons pragmatiques. Vivants, nous sommes désir de vie et à ce titre nous devons le respect à tout ce qui porte cette pulsion cosmico-chimique. Voir le monde en vrai — enfin le voir pour de vrai — c’est nous retourner telle une gangue qui n’a jamais tout à fait jusqu’alors rien ressenti. Invagination existentielle. Naître ici et maintenant, oui à la vie dans son altérité, sa pluralité. La diversité est ce qui différencie et permet le rassemblement ; mouvement ou spatio-temporalité.la-ferme-des-mille-vaches
   C’est un pas à faire, franchir le miroir… Aussi encore une fois Artaud dans Les Tarahumaras n’écrivit-il pas : Mais on n’y parvient pas sans avoir traversé un déchirement et une angoisse, après quoi on se sent comme retourné et reversé de l’autre côté des choses et on ne comprend plus le monde que l’on vient de quitter.[7] — ?
   Et si la vie c’est précaire, si c’est éphémère et délicat, raison de plus pour en défendre toutes les épiphanies, et d’en vivre pleinement, parce que sensibles, son intranquille lucidité.

 

M.

 

Discours du Chef Seattle (cliquez sur l’image)Chef Seattle
Confortablement ignorant sur FRANCE CULTURE
Site de R. A Oppenlander
 L’avis de l’ASSOCIATION VÉGÉTARIENNE DE FRANCE sur ce livre
La déforestation en Amazonie (cliquez sur l’image) defoex1
   [1] p.7 de l’introduction de A. Bougrain-Dubourg à Confortablement ignorant.
   [2] Gaz à effet de serre.
   [3] p.179 R. Oppenlander stipule sans ambages que les animaux élevés en bio, dans les « pâturages » sont les symboles du sain, du bon, et de l’écologique. Cependant c’est tout aussi faux pour des raisons physiologiques (la viande n’est pas bonne pour les humains, et géographiques (impossibilité d’occuper les espaces nécessaires couvrant la demande de viande). De plus : « En tant que symboles, ils peuvent bien vivre et être tués sans que nous réfléchissions jamais sérieusement à ce qu’ils endurent. »
   [4] Cf. pp.14, 16, 29, 46-47 & 56 pour ces derniers passages en italique.
   [5] Et plus loin de redire, p.149 : « Il faut que les gouvernements cessent d’intervenir en versant des subventions et des aides aux industries de la viande, du poisson et du lait. »
   [6] p.114 in Les Tarahumaras.
   [7] p.35 in op. cit.

8 réflexions sur “DES ARGUMENTS ALLIÉS DU VÉGANISME — QUELQUES MOTS AUTOUR DE « CONFORTABLEMENT IGNORANT » DE R. A. OPPENLANDER — OU NOTRE INTRANQUILLE LUCIDITÉ D’INDIENS SANS PLUMES

  1. On fait crever de faim une bonne partie de la population mondiale pour manger à outrance.
    Les chalutiers, je connais bien. Mes oncles en possédaient. Je les voyais, enfant, rejeter à la mer des tonnes de sardines invendues.
    Dernièrement, j’ai entendu une phrase qui m’a interpelée. Avant l’invention du congélateur, on ne prélevait que l’indispensable faute de pouvoir conserver. Maintenant les congélos sont remplies de poissons et de gibiers
    Ca fait réfléchir !.

    Aimé par 1 personne

  2. Non, on ne jette pas les congélateurs. C’est juste pour le poisson et le gibier que j’en parlais. A cause de la congélation on tue plus qu’on ne consomme. En écrivant cela, je pensais juste appuyer certaines idées de votre article.
    Et mon congélateur est rempli de légumes !
    Bon week end !

    Aimé par 1 personne

  3. D’après votre description, ce livre fait manifestement le lien entre la consommation de produits carnés et l’écologie. Mais qu’en est-il de la consommation végétalienne ? Quand nous, végétaliens, utilisons sans compter du lait d’amande, de cajou, de noisette, de coco… extrêmement consommateurs en eau, sommes-nous si vertueux ? À voir toutes les recettes à base d’avocat (glouton en eau) ou à base de coco (exploitation de singes pour la cueillette) ne devons-nous pas également nous remettre en question ? Est-il éthique de consommer de l’huile de palme quand on sait les dégâts écologiques qu’elle entraîne ? Questions philosophiques d’une végane qui par peur de mal faire consomme de moins en moins. Finalement, c’est peut-être ça la solution pour la planète et les animaux dont nous faisons partie intégrante…

    Aimé par 1 personne

    1. Frédérique,

      Nous partageons les mêmes questionnements et sommes aussi très attentifs à « déconsommer ». Il semble tout de même que l’alimentation végétalienne soit beaucoup moins problématique que la carnée, mais nous sommes d’accord : cela n’empêche pas les véganes de faire encore d’autres efforts de type écologique pour être plus cohérents. Nous devons impérativement prendre soin du biotope, et si cela doit nécessiter d’être plus discrets au monde, alors il faut se rendre plus discrets. Tout ce que cela engage également c’est une réflexion sur le sens d’être en vie.

      Merci pour votre message.

      Bien à vous,

      K&M

      J’aime

Un mot à dire ?