LE PRÉCAIRE ÉQUILIBRE D’UN CHÂTEAU DE(S)CARTES — SUR LE POIGNANT ROMAN « DÉFAITE DES MAÎTRES ET POSSESSEURS » DE VINCENT MESSAGE — OU QUAND LA S.-F. EMBRASSE L’ÉTHIQUE

LE PRÉCAIRE ÉQUILIBRE D’UN CHÂTEAU DE(S)CARTES — SUR LE POIGNANT ROMAN « DÉFAITE DES MAÎTRES ET POSSESSEURS » DE VINCENT MESSAGE

 

« There’s a starman waiting in the sky
He’d like to come and meet us
But he thinks he’d blow our minds
There’s a starman waiting in the sky
He’s told us not to blow it
Cause he knows it’s all worthwhile
[…] »
Starman
in The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars — David Bowie, 1972
  
 
« Non… bien sûr que non ! Comment peux-tu le penser ? Simplement, cela me met en rage de t’entendre me rappeler mes fautes à tout bout de champ. — C’est le Précurseur lui-même qui a dit que nous devons toujours rappeler à nos frères leurs irréalités. »
in Les Amants étrangers, Philip José Farmer
  
 
« Mais les nuages qui filent, et le tremblement sans douleur des épis dans les champs — ils ne peuvent pas faire oublier que les oiseaux ont fait silence. »
p.22 in Défaite des maîtres et possesseurs
 

 

défaite des maîtres et possesseurs   Décidément la littérature — et incluons-y les lectures philosophiques et scientifiques — est toujours pleine de merveilleux émois ! Ravir alors, dans le cas de ce roman français paru début janvier, à un grand classique de la satire, ces quelques mots d’introduction aux Voyages de Gulliver de J. Swift[1] pour dire de Défaite des maîtres et possesseurs que « ce n’est pas une mince satisfaction pour [nous] que de présenter un ouvrage absolument au-dessus de toute critique. »
   Et s’associer au philosophe Patrick Llored qui, attirant notre attention sur sa parution n’hésitait pas un instant à écrire que ce second roman du jeune auteur Vincent Message figure parmi les plus importants romans sur la question animale, et qu’il participe puissamment à pointer du doigt les structures politiques à l’origine de cette exploitation animale devenue invisible. Il n’était alors pas possible d’ignorer cet ouvrage… et nous ne fûmes pas déçus.
*
   C’est d’abord d’un ton plutôt neutre que Malo Claeys nous parle d’Iris, sa protégée dont on apprend qu’elle est en danger de mort. En danger dans un monde qui est le nôtre, enfin… biologiquement parlant. Parce que quelque chose a eu lieu il y a quelques décennies (?) qui a radicalement tout changé pour l’Humanité. Dès lors, Malo — « humain »… trop humain ? — n’aura de cesse, mimétique et stellaire amphibie, d’aller au bout de sa croisade. Une croisade ni plus ni moins antispéciste, et surhumaine.
   Ainsi Malo, curieux descendant d’infortunés conquistadores, s’interrogent-il au sujet d’Iris mais pas seulement : « Jusqu’à quand une vie d’homme mérite-t-elle d’être vécue ? »  (p.31) Parce qu’ici le statut des humains sur la planète n’est plus ce qu’il a été. Il s’est produit […] une défaite sans retour, un rapport de force inédit et humiliant que rien ne pourrait renverser[2].
   S’ils se rendent compte qu’elle était destinée à finir dans les chambres froides d’un boucher, ou détaillée sur un étal, et qu’elle n’a vécue si longtemps que parce que j’ai transgressé la loi de séparation entre ces deux catégories d’êtres — […]
(p.31)
bladerunner-full   Et bien qu’il soit couramment entendu que c’est mieux ainsi pour les nouveaux maîtres, Malo dans son étrange odyssée interspécifique s’interroge ; à cause de ce qu’il a fait, ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu de pas commun en somme. Peu nombreux sont ceux qui le soutiennent, ou le comprennent, à commencer par sa compagne Saskia. Oui… sans doute que la présence d’Iris n’était pas désagréable auprès d’eux, au début tout du moins… c’était bien pour Yanis leur fils, mais quoi ! autant d’affection contre-nature… prendre autant de place, une place toute particulaire, spéciale en l’espèce et toute spécieuse…Deforestation Enfant
   Malo va seul — presque seul contre tous. Tel un Ulysse cherchant le chemin du retour à Ithaque, il va, transgenre exopoïétique, traverser telle une comète les degrés de la conscience et de l’ouverture à l’autre, à la Nature contre la Culture, c’est-à-dire se rendre à l’évidence que les évidences sont peine à déconstruire. Réflexion derridienne d’un curieux étranger. C’est que lui, de par ses origines, sait que la vie c’est rare et qu’il faut y apporter, en définitive, grand soin (cf. p46). Il y voit clair en conscience à présent. Ce qu’ils font, lui et les siens, ne vaut pas mieux que ce que firent les hommes avant eux sur la Terre. « Car toutes les planètes sont des terres, il faut ne pas avoir voyagé, vraiment, pour ne pas savoir ça. » (p.101)
*
   Qu’est-il donc arrivé aux humains, ceux-là même qui « n’auront connu que des hangars, la souffrance permanente, des camions, pour finir la terreur. » (p.151) — dont Malo a pris la défense en général et en particulier en la personne de la délicieuse Iris ? Cela, vous le découvrirez en lisant ce beau roman saisissant qui pour nous ne contient que peu d’effets de style sinon d’explorer dans une langue sobre et incisive des cartes et des territoires. Malo comme un avatar de Vincent Message et des éthiciens d’aujourd’hui de tous poils. Défaite des maîtres et possesseurs telle une mélopée sidérale, ode à la rareté du vivant dont l’apparition chaque fois se prouve par impossible que sa préciosité ne soit prise au sérieux — Vie telle la possibilité d’une île.
V. Message   Il en va de la neutralité initiale du récit comme de l’ardeur à se défaire des inutiles possessions qui nous rendent, comme le disait Hegel, esclaves : elle vole en éclat et fait louange tout à la fois à l’existence des espèces, au recueillement dans la solitude au milieu des foules, à l’amour au-delà de la différence ou justement : à cause de la différence, donc grâce ; et d’amener son lecteur à réfléchir profondément sur le singulier et l’universel et leur capillarité, leur fluidité, à penser ensemble au sens de la vie, déconstruire et construire autant que faire se peut, une zoo-logie critique d’une des dernières et plus muettes manifestations du totalitarisme anthropocentriste, à l’intérieur duquel les injustices comme le racisme, le sexisme, la lutte des classes, la division du travail et les procès identitaires sont autant de cannibalesques orgies profitant au plus sourd des logos de fouler au pied ce qui — vivant toujours — nous regarde apeuré. Car si on aime la vie avec une passion folle, alors on peut aimer tous les vivants, […][3]
   C’est auprès du très beau recueil de nouvelles de M. Pinque La Caricature de Dieu et du symbolique roman de W. Kotzwinkle Docteur Rat, que nous plaçons le roman de V. Message. Un roman dans la veine de Demain les chiens de Clifford D. Simak, sortes de chroniques terriennes à la suite de Ray Bradbury également.
   Un poignant roman de science-fiction qui ne dit pas vraiment son nom, tant notre post-modernité a-t-elle aboli l’espace entre l’être et le néant de par sa mécanique et aveugle, et horlogère, efficacité au rendement. Où le temps, surtout, est compté. Un roman phare quant à la question de la condition animale. À lire avant que ne débarquent avec une pacifique curiosité, qui sait, des gens venus d’ailleurs découvrant avec circonspection les décombres enfouis d’une civilisation dévastatrice ayant été. Roman clef d’une époque charnière. Franchissons-en joyeusement le seuil avec à l’esprit que rien n’est acquis et toujours à protéger.
   Un roman, enfin, qui ne se berçant pas d’illusions, prend parti pour le juste avec un brin de chagrin comme la mélancolique chanson éponyme de Dominique A.
Ostinato
Des lames de fond me soulèvent
Ostinato
Écorcher la peau des rêves
M.
assemblée animale cheri charin

 

Texte qui donne son titre au roman, tiré du Discours de la méthode de René Descartes :
Rene Descartes   « Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes: car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possibles de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »
 La Haye — 1637

 

   [1] Les Voyages extraordinaires de Gulliver (Gulliver’s Travels) sont écrits par Jonathan Swift en 1721. Gulliver fera notamment connaissance avec les Houyhnhnms, des chevaux philosophes vivants parmi des hommes abrutis.Gulliver et Houyhnhnms
   [2] p.63 in Défaite des maîtres et possesseurs.
   [3] Ibid. p.229
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