VÉGANOSOPHIA — ÉCOLOGIE : ÉCONOMIE DU VIVANT ET NORMATIVITÉ (PARTIE VII)

VEGANOSOPHIA 

Nihil animali a me alienum puto
  « L’objectif des veganosophia réside, dans le croisement de données et l’intertextualité ainsi produite, dans la volonté de poursuivre le questionnement philosophique fondamental du véganisme contre l’exploitation animale. Chaque partie publiée est susceptible d’être augmentée, développée ultérieurement à sa mise en ligne, ou prolongée de manière directe ou indirecte dans d’autres textes « véganosophiques ». »

 

VÉGANOSOPHIA — ÉCOLOGIE : ÉCONOMIE DU VIVANT ET NORMATIVITÉ

 

   8) Animal laborans et symbole du langage :
   L’animal au travail est l’animal qui cherche et consomme sa nourriture en dehors et au sein de son abri. Suivant cet énoncé très factuel, il apparaît que le travail est la norme active — ou l’activité économique (action normative) — par excellence dans tout le règne du vivant. Toutefois attention : le travail n’est pas écologique. C’est rigoureusement l’inverse qui se produit à chaque instant : l’écologie en tant que déroulement des processus d’agencements naturels est au travail. Nous pensons cela ici en voulant dire que l’écologie appartient ou plutôt découle implicitement d’une activité économique résultant du croisement de deux facteurs fondamentaux en mouvement, le géophysique et le vivant. L’écologie est l’expression d’une économie : gestion des ressources, adaptation aux situations, calculs des énergies, etc. En cela chaque culture animale est productrice de son propre artisanat ; utilisation de techniques transmises aux suivants, acquises pour partie génétiquement et reproduites à tâtons par mimétisme, observation plus expérience, bref la somme en perpétuelle évolution qu’est l’étant-vivant entre inné et acquis et histoire personnelle circonstanciée. S’il ne saurait y avoir d’économie en soi dans l’inanimé (le Soleil ne décide pas de sa dépense énergétique et de son autorégulation thermonucléaire, il n’œuvre pas relativement à sa fin) sinon ce que les humains veulent bien appeler « lois de la Nature », ceci est bien propre à l’instance phylétique du vivant. À chaque instant tel animal est entier, tout lui-même dans son vivre-au-monde, et quand bien même soit-il un prédateur, jamais sa prédation ne l’incline à envisager le monde entier contre lui comme un bien de consommation absolu en soi pour lui. Finalement le moins identitaire des animaux serait l’humain, et Mark Sagoff aurait donc raison quand il critique la fragmentation de l’Homme qui se perd dans sa constitution (conscience égoïque et lois d’ailleurs) quand il y voit l’abscons « « désespoir tranquille » de l’homo œconomicus. » (cité p.75 par J.-Y. Goffi dans Qu’est-ce que l’animalité ? Vrin) Au lieu de cette dispersion (perdition) nous aurions aussi bien fait d’entamer un autre travail de réalisation économique propre à mettre en valeur son avers écologique. Multiplier les reconnaissances des différences dans l’unité de leur mondanéité. Comme le dit Baptiste Morizot, nous pourrions […] nous définir comme êtres vivants, dans une animalité commune, diffractée[1].
   Il ressort de nos observations que le normatif est de l’ordre du vivant. La vie produit dans ses émanations des normes. Aussi dans la cinétique (kinêtikos) de la coévolution aucune norme n’est jamais figée mais vaut pour une période donnée, elle-même temporelle — le Temps vu comme propre du mouvement spatial — et donc changeante. Il n’y a bien que l’homme moderne, c’est-à-dire chaque fois contemporain, pour fixer des normes qu’il souhaite immuables tout en sachant qu’elles ne peuvent au mieux valoir que pour le temps qu’il en sera détenteur (énonciateur et commandeur). C’est une problématique de gestion économique et écologique qui touche à nos relations d’ensemble avec les autres espèces animales, et végétales. Malgré les normes, seul notre « destin » biologique est chose assez certaine, tandis que l’établissement de normes diverses quant à nos préférences et qu’on impose à tout tiers vivant non-humain s’avère parfois ou encore souvent insensé tellement ces normes sont incapables de réguler les incidences qu’elles déclenchent. Le normatif correspond à un présentiel supposé invariable dont on sait bien pourtant qu’il n’en est rien et que la constance du présent c’est d’être ce mouvement de toutes choses d’un présent qui passe vers un présent qui vient, où passé et futur s’effondrent justement dans la présentification, l’un par excès d’avoir- été et l’autre de n’être à jamais encore sinon relégué à l’eidos d’un futur-qui-a-passé. En fin de compte, seule la Nature est cause(s) et effet(s), et elle seule détient dans son immanence (transcendable en tous points en permanence et réimmanencée si l’on peut dire) une quelconque réalité que la connaissance du monde physique valide (savoir « scientifique ») mais qui échappe fatalement à la volonté normative qui pour le coup, en normalisant, œuvre contre soi dans sa docte ignorance. Gilles Deleuze et Félix Guattari l’expriment de façon intéressante en 1980 dans le second tome de Capitalisme et schizophrénie quand ils écrivent que le devenir-animal de l’homme est réel, sans que soit réel le devenir qu’il devient ; et, simultanément, le devenir-autre de l’animal est réel sans que cet autre soit réel[2]. Le rhizomatique exclue de facto ce qui norme, car le normatif n’est pas fait naturellement pour durer.
   L’Humanité contemporaine dans son économie virtualisée que permet le partitionnement ultra fin de la division du travail ne parvient plus à présent qu’à une itération factice dénuée de tout véritable projet de société. Car dans le roulement soi-disant résilient (cf. Alain Minc) de l’économie des marchés financiers régissant maintenant nos activités matérielles et pour tout dire, quotidiennes (des plus contingentes aux plus superfétatoires), le vivant n’a plus voix de citer. Cette problématique due au développement anthropocentriste provoque une crise d’une toute autre ampleur que la construite crise de la dette qui n’a d’autre but que de maintenir les forces productives vives à la solde des propriétaires des marchés — autres vies hypothéquées. On retrouve ici une autre forme d’opposition à la Nature dans la Stimmung de l’humain travaillant dans l’objectif d’en être débarrassé (du travail). C’est un monde qui nie sa part vivante et son « labeur écologique ». Son Bioç est dénié ontologiquement au profit d’une métaphysique de l’adventicité où tout, pour le redire combien il convient de le répéter, est transmué en marchandise dans l’atonalité archi-objectale de toute manipulation[3]. Se croyant seul effectivement « maître et possesseur » du monde, l’Homme relègue toute autre forme de vie dans l’étrange exclusion du tiers, pratique positive du principe du milieu exclu (principium medii exclusï) onto-logique. Il faut voir combien Jean Baudrillard fait plus qu’esquisser la dynamique éco-rétributive de tout ce qui est dans l’abus tout également laissé pour compte (le reste) et pourrait trouver son renouveau dans un en-commun sans les humains : « […] lorsque l’ultime marchandise aura été produite par la dernière « force de travail » restante, lorsque le dernier phantasme aura été élucidé par le dernier analyste, lorsque tout aura été libéré et consommé « avec la dernière énergie », alors on s’apercevra que cette gigantesque spirale de l’énergie et de la production, du refoulement et de l’inconscient grâce à quoi on a réussi à enfermer tout dans une équation entropique et catastrophique, que tout ceci n’est en effet qu’une métaphysique du reste, et celle-ci sera résolue du coup dans tous ces effets. » (p.212 in Simulacres et simulation, Galilée) Même dans la critique appelant autre chose, ne reste plus que l’euphémisation pour souligner l’importance du phénomène évoqué. « Libérer et consommer » ne sont-ils pas violemment opposés dans la réalité crue ? Et dans l’idée que « le devenir-autre de l’animal est réel sans que cet autre soit réel » chez Deleuze et Guatarri, on peut lire à la fois le possible biologique évolutif comme sa « libération » (éradication) lors de sa consommation prédatrice par l’homme. Ou alors, enfin voir les choses comme elles sont. Puis rendre aux êtres leurs noms comme aux choses leurs mots. Parcourir landes, bords de mer, désert de Gobi ou territoire sacralisé tel Yellowstone sur les pas joyeux d’un Muir faisant lecture du monde telle une époustouflante poésie infinie… se reposer contre un de ces séquoias majestueux millénaires et laisser faire de curiosité rencontre avec l’écureuil de Douglas. À bien y regarder, disait John Muir, en fin de compte il n’est pas nécessaire de le connaître depuis longtemps pour comprendre qu’il est humain, puisqu’il travaille pour gagner sa vie[4]. Façon neuve d’hominiser. À tenter ; de toute urgence !
   On aura ailleurs l’occasion de revenir sur la pertinence de l’analyse et la critique du langage humain selon qu’il mathématise et désubstantialise existence et essence animales ou qu’il semble anthropomorphiser parce qu’il ne peut sinon faire autrement que métaphoriser avec ses propres termes expérientiels pour parler du vécu animal[5]. Syntoniser est une chose, erlebnis empathique pure et quasiment inexplicable, quand en effet les mots dénaturent le propre du penser-vivre — de l’autre. Cet insaisissable nécessite en définitive l’exploration de tous les champs du dicible pour que leur croisement génère en nous quelque chose de l’émotion de l’autre animal non-humain, en ce sens que nos observances nous communiquent par en-dedans l’alter-dynamisme de l’ex-sistera : émotion vive du « mouvement vers l’extérieur »[6] propre aux êtres vivants. Il y a indéniablement une culture mixte qui s’établit quand on est en communication avec un animal. Notre langage et le sien convergent à construire une relation singulière qui est une des formes du travail éco-bio-systémique. En cela l’oralité outrepasse le cadre normé du langage (langue, orthographe, grammaire, etc.) afin que le sémantique (les signifiés) prennent corps de la vie des signes entre nous (sémiotique ou sémiologie). Pas étonnant alors qu’il soit parlant de raconter le vécu animal avec nos mots humains, puisque nous partageons une ontologie biotique (fond commun) dont les extensions (étant-vivants) conservent peu ou prou des points communs flagrants. En cela, cette littérature-ci en tant qu’esthétisation naturelle des rapports entre êtres vivants est une invite à partager notre ethos (ἦθος). Y voir clair en conscience en somme sur la véracité éco-éthologique (bio-mondaine) grâce à cette nouvelle forme véridictionnelle qu’il nous reste encore presque entièrement à construire. Nous y sommes tous sujets-de-la-Vie. Dans son essai L’homme de paroles (contribution linguistique aux sciences humaines), Claude Hagège nous a rapprochés de la véracité de l’indicible qui pourtant ne nous dit pas rien, quand bien même alors son étude ne portait que sur le culturel humain : « Le style oral est un véritable genre littéraire. Il s’agit d’une tradition culturelle qui paraît apporter une justification à la création d’un terme, orature, lequel deviendrait symétrique de celui d’écriture, entendu comme littérature (souvent à l’exclusion de la tradition orale, certes tout aussi littéraire elle-même, au sens où elle conserve les éléments d’une culture, mais ne laissant pas de trace matérielle). » (p.110, Folio essais. 1986)
   Ajouter à cela l’excellente remarque que fait Carol J. Adams en 1990 dans La politique sexuelle de la viande : Se pourrait-il que la conscience littéraire soit paradigmatique de la conscience végétarienne ? La phénoménologie du végétarisme reflète celle de l’écriture : saisir le langage, discerner les espaces et les silences. Cette phénoménologie végétarienne implique plusieurs choses : une indentification aux animaux ou à leur sort ; des questions d’articulation, c’est-à-dire quand s’exprimer ou accepter le silence ; le contrôle des choix alimentaires ; et la contestation des mythes patriarcaux qui approuvent la consommation de viande[7].
   Et « au-delà » de la consommation de viande, dès qu’on est végétalien ou végane, il importe d’accorder ses actes avec sa politique et d’écrire à proprement parler son récit dans le réel, faire du véganisme un écologisme qui implique d’aller aussi loin que possible à la lettre dans l’anti-normativisme de cette nouvelle littérature. Il n’y a bien que l’humain, au demeurant, pour faire de perfection éphémère imperfection durable, car en-dehors dans les écosystèmes et la biocénose, chaque espèce co-construit sa norme (construction de niche) — elle est momentanément parfaite suivant cette norme[8]. Autrement dit le véganisme présuppose dans son aboutissement une conscience éco-sociale qui prend aussi en considération notre impact en terme de travail des autres et des conditions de ces activités en même temps que la négativité imposée à l’ensemble des strates animales et végétales au niveau géopolitique. En clair si je suis végane et que j’achète des vêtements à très bas coût exploitant de la main d’œuvre humaine dans des usines aux normes environnementales faibles voire nulles, j’ai un impact plus ou moins indirect sur les étant-vivants dans la chaîne biotique. La pollution des fleuves ou de sols engendre indirectement la disparition d’êtres qui me sont visibles après avoir détruit faune et flore d’une biocénose qui m’est nettement moins familière. Il faudra revenir sur cette épineuse question, car elle suppose qu’il faut économiquement sortir du cercle vicieux de la concurrence internationale et la politique des prix bas entraînant délocalisations et exclusions au niveau des ressources humaines devenues depuis peu « coût du travail » — lesquelles selon les secteurs d’activités et, quoi qu’on en dise, les classes socio-économiques, n’ont pas toutes aussi aisément accès ni possibilité pour faire certaines élections pourtant primordiale pour la sauvegarde de la biosphère. Tout ceci nous fait prendre conscience qu’antispécisme est proche d’antiségrégationnisme, antigenrisme, anticlassisme, etc., et combien il faut chaque fois traiter pars pro toto l’étant-. Le monde est un corpus où réapprendre à y travailler c’est défaire le normatif pour y préférer l’étude des modes normés écosystémiques et intra et interspécifiques. Repenser la science et ses usages, le quotidien et son sens, les autres et nos interactions, bref le maillage du pluriel et du différent qui constituent le monde. Dans un essai de 1969, G. Deleuze convoque Gilbert Simondon dont il faut éminemment continuer de s’inspirer dans notre approche de la Nature de nos jours et pour demain : [Simondon] dit très bien : « Le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite… La polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane ; c’est à cet endroit que la vie existe de manière essentielle, comme un aspect d’une topologie dynamique qui entretient elle-même la métastabilité par laquelle elle existe… »[9]
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   En conséquence la technique elle-même la première censée améliorer les conditions de travail le fait partiellement et localement mais en le détériorant globalement, est à revoir à l’aune d’une approche radicale (aux racines, Grund) de la Nature et du Vivant. Ils sont eux-mêmes attaqués par l’attitude anthropomorphe techniciste qui considère que tout va pour son bien, que tout est là bon à prendre et/ ou à abandonner après usage (souvent prise pour le travail). Ainsi redéfinir la nature du travail par l’étude des cultures animales qui travaillent elles-aussi sous diverses formes, c’est se faire une autre idée du monde en accordant notre téléonomie civilisationnelle à l’ontologie telle qu’elle se donne dans les phénomènes naturels et vivants avant toute préemption pratique pour une épistémologie responsable et révisable soit : non normatives. Comme l’écrit Marc Bekoff dans son bel ouvrage Les émotions des animaux : « Respecter, protéger et aimer les animaux ne compromettrait pas la science. Cela ne veut pas dire non plus que les hommes seraient moins respectés, moins protégés et moins aimés. » (p.61 — Rivages poche)
   On sent poindre un changement, en tout cas de la part de franges des populations à qui le système en place n’a pas encore ôté ses choix d’utilisation de ses parts de biopouvoirs, celui d’une envie de reprendre pied dans une réalité se réappropriant ses symboles. Car s’il est un animal laborans, l’homo sapiens n’est en définitive qu’un animal symbolicum[10] comme le rappelle Gilbert Durant après E. Cassirer. Il suffit alors, pour changer de convention puisqu’il ne s’agit — hélas — que de cela, de prendre le symbole dans l’autre sens.

 

M.

 

loup de nuit
(Partie VIII)

— ΒΙΓΚΑΝΟΣΟΦΙΑ —

 

   [1] Les diplomates — cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, p.54. Editions Wildproject — 2016
   [2] In Mille plateaux, p.291. Les Editions de Minuit.
   [3] En 1968 Jean Baudrillard dénonce dans Le système des objets la perte de la concrétude du monde, de sa réalité initiale au profit d’une sorte d’ersatz dénaturé : « Le projet vécu d’une société technique, c’est la remise en cause de l’idée même de Genèse, c’est l’omission des origines, du sens donné et des « essences » dont les bons vieux meubles furent encore les symboles concrets — c’est une computation et une conceptualisation pratiques sur la base d’une abstraction totale, c’est l’idée d’un monde non plus donné, mais produit — maîtrisé, manipulé, inventorié et contrôlé : acquis. », pp.34-35, Editions Denoël/Gonthier.
   [4] p.104 in Célébrations de la nature.
   [5] On abordera plus tard dans Véganosophia — contrat naturel et interventionnisme cette question avec un enthousiasme décuplé à la lecture du livre de Baptiste Morizot Les Diplomates, qui consiste à descendre vers le fond ontologique de la Vie en soi pour y déceler les possibles et leur commune émergence dans la pluralité, en l’occasion de revenir plus en détail sur cet ouvrage comme trame majeure de cette étude qu’on veut faire, autour d’un point d’orgue et d’achoppement du séparatisme humain/animal : « La protocolarisation du langage scientifique est une domestication sémantique : elle verrouille les propriétés des êtres en le modélisant, les stylisant, et excluant le négligeable près. La narration, structurellement, produit un ensauvagement sémantique. » (pp.148-149 in op. cit.)
   [6] Que cite Antonio R. Damasio dans L’erreur de Descartes, p.194 — Odile Jacob. « Ces réponses s’effectuent principalement au niveau du corps proprement dit, se traduisant par tel ou tel état émotionnel du corps, mais elles peuvent aussi s’effectuer au niveau du cerveau lui-même (neurones modalateurs du tronc cérébral) […] »
   [7] Op. cit. p.309. L’Âge d’homme éditions.
   [8] p.54 in Les diplomates — cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant.
   [9] In Logique du sens, p.126 en référence à L’individu et sa genèse psycho-biologique de G. Simondon (PUF, 1964) — Les Editions de Minuit.
   [10] In L’imagination symbolique, p.654 — PUF.

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