POUR ÊTRE HUMAINS VRAIMENT — UNE CONFÉRENCE AUX ARCHIVES NATIONALES AVEC FLORENCE BURGAT ET JEAN-LUC DAUB — LA CAUSE DES ANIMAUX

POUR ÊTRE HUMAINS VRAIMENT AVEC FLORENCE BURGAT ET JEAN-LUC DAUB — LA CAUSE DES ANIMAUX
   Jeudi 15 décembre nous sommes allés à Pierrefitte-sur-Seine assister à une conférence organisée par du personnel des Archives Nationales. Ce fut l’occasion pour nous de voir et d’écouter enfin la philosophe Florence Burgat dont le cœur du travail intellectuel est la question de la condition animale, et Jean-Luc Daub qui a été enquêteur dans les abattoirs pendant quinze ans. C’est dire que cette soirée aura été à la fois sous le signe de la raison et tout autant de l’émotion.

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Archives Nationales de Pierrefitte

   C’est Florence Burgat, philosophe, directrice de recherche à l’INRA et membres des archives Husserl qui a débuté cette conférence. Vous ne verrez pas de photo d’elle dans cet article car nous avons pris le parti de respecter son choix de ne plus mettre son image en avant. Ce n’est pas nous qui allons penser le contraire puisque nous faisons la même chose aux fins de défendre la cause animale.
   Depuis la fin des années 80, Burgat axe son œuvre philosophique et critique autour de l’animalité dans le champ d’étude de la phénoménologie ouvert par Edmund Husserl il y a bientôt un siècle, tâchant comme il est de coutume de le faire en phénoménologie, de montrer ce qu’il y a à voir au sein même de la phénoménalité, démontant ainsi les apories des penseurs qui ont oublié ou méprisé les animaux comme siUne autre existence la « Vie » s’était faite sans eux, en réactivant le meilleur de la pensée de Husserl ou de Maurice Merleau-Ponty — ou encore avec un essayiste contemporain comme Renaud Barbaras. Nous avions l’an dernier étudié avec grand intérêt son ouvrage Une autre existence : la condition animale (2011) qui constitue à notre sens le noyau majeur d’une ressuscitation du biologique en phénoménologie : où nous ferions bien, nous humains, de mettre en suspens (épochè) notre attitude présomptueuse à l’égard des animaux et d’arrêter le temps anthropologique pour juste contempler autrui vivre.
   C’est cLIVRE FLORENCE BURGAToncernant un petit livre très concis et pertinent publié en mars 2015, La cause des animaux (Éditions Buchet-Chastel), que Burgat est venue jeudi dernier nous parler. Non pas nous parler du livre en soi, mais bel et bien de ce dont parle le livre, autrement dit de la condition animale, de son mauvais traitement (euphémisme), qui par conséquent requiert un titre engagé comme celui-ci puisque, comme elle le dit elle-même, ce mot de « cause » signifie qu’il y a reconnaissance d’un tort et que dès lors qu’on est du côté de cette cause, c’est qu’on s’en fait d’une manière ou d’une autre l’avocat. F. Burgat a précisé ne pas nécessairement se poser en antispéciste mais plutôt comme observatrice de cet anthropocentrisme forcené qu’on observe quand on est mis face aux images d’abattoirs qui viennent mettre en doute notre attitude dominatrice sur les autres espèces. C’est, selon Burgat, ce fond commun, qui l’interpelle dans son travail de réflexion.
   Un sujet d’actualité : la fourrure. Tandis que nos outils technologiques nous permettent de nous passer complètement des sous-produits animaux dans la production de nos objets de consommation, Florence Burgat nous fait remarquer le tour de force du marketing qui est parvenu en un rien de temps à établir une totale confusion entre le vrai et le faux. Ainsi les gens portent sur eux de la fourrure synthétique en arborant fièrement ce signe extérieur de richesse, pendant que d’autres ont de la vraie fourrure autour du cou sans même le savoir. Le fait de ne plus nécessiter des animaux ne s’oppose malheureusement pas à leur usage, où, ajoutons-nous, les noms des sous-produits (cuir, laine, soie, etc.) ne valent plus que par eux-mêmes où l’animal à l’origine est occulté d’emblée.
   Pour écrire La cause des animaux la philosophe s’est penchée très sérieusement sur les normes en la matière, c’est-à-dire sur la législation concernant l’usage des animaux. Eh bien selon un décret de 1997 (22 décembre 1993 complété par le décret no 97903 du 1er octobre 1997 relatif à la protection des animaux au moment leur abattage ou de leur mise à mort), il est légal d’utiliser des électrodes dans la gueule ou le rectum des animaux. Ceci a véritablement stupéfait Florence Burgat qui remarque là que la possibilité de telles horreurs réside au sein même d’un processus d’engendrement institutionnalisé, celui de la loi.
   Autre chose. Le mode de production de la viande nous paraît plus proche du quotidien. Un repas sans viande est immédiatement jugé triste sans qu’on pense au coût de la vie perdue pour que ces réjouissances autour de la mise à mort, prêt à mâcher des pièces de cadavres plantées au bout de nos fourchettes, aient lieu.
   Cependant depuis quelques années le travail et les actions d’associations avec L214 en tête ont changé la donne. En effet désormais nous recevons un retour d’images de ce à quoi l’on participe. Pour Burgat si ces images ne peuvent inciter tout le monde à stopper dès maintenant à commanditer l’innommable, c’est qu’il faut que nous portions en nous une haine sourde plutôt que seulement de l’indifférence à l’égard des animaux. La question, nous apprend Florence Burgat, n’avait pas échappé au premier juriste d’une chaire de droit naturel à Heidelberg Samuel von Pufendorf qui en son temps (1632-1694) a écrit :
   « Il faut remarquer cependant, qu’il y a une grande différence entre l’état de Guerre où les Hommes font toûjours par rapport aux Bêtes, & celui où ils fe trouvent quelquefois entr’eux : car le denier n’eft ni univerfel, ni perpétuel, ni accompagné d’une licence fans bornes.[1] » (De jure naturae et gentium)
   Florence Burgat fait ce constat sans appel : L’humanité s’est arrogé un droit unilatéral sur tous les animaux.
   Et comment faire pour que cesse cette énormité abstraite ? À l’image de cette masse d’animaux traduite en produits, les chiffres ne nous parlent plus. Quoi ! Trois millions d’animaux abattus par jour en France, environ un milliard par an. Que ce soit au travers de la représentation religieuse ou de la tradition laïque humaniste qu’on a des animaux, nous avons clairement laissé une place libre pour une perpétuelle mise à mort non criminelle au cœur même du système. F. Burgat fait cette analogie avec le roman La Disparition de Georges Perec où nulle part ne figure la lettre E. C’est vrai qu’en lisant le livre cette voyelle inévitable (voyez cet article) ne manque finalement pas, quand bien même on se demande comment. C’est pareil avec ces bêtes qu’on abat. Elles sont parfaitement rendues invisibles. Avec cette logique de pensée inversée, lorsqu’on parle de « viande sur pattes », entre autres, on évite soigneusement de se poser la question que Jacques Derrida avait soulevée : « Qui mangeons-nous ? » — car à chaque fois c’est d’un individu toujours déjà condamné dont l’existence individuée est niée qu’il s’agit. Et le dire, c’est faire violence à l’inexistence du non-dit, de la négation radicale, et l’on ajoute : il est temps en effet que l’on crache le morceau.
   La réaction (au lieu d’une réponse lucide) ne se fait plus attendre. On voit à présent venir le carnivore affirmé. Dans les émissions culinaires à la télévision, le cuisinier nous montre sur un animal encore en chair et en os — vivant mais plus pour longtemps — telle ou telle partie en expliquant comment elles seront cuisinées… Et le mythe de la « viande heureuse »… il contribue à masquer la réalité de l’exploitation animale. Il y a dissociation entre l’animal et le produit, quitte en de morbides mises en scène. Le mangeur doit être épargné de penser. Ça ne date pourtant pas d’hier que des hommes s’interrogèrent au sujet de l’alimentation carnée :
   « Tu me demandes pour quelle raison Pythagore s’abstenait de manger de la chair. Moi, au contraire, je m’étonne : quelles affections, quel courage ou quels motifs firent autrefois agir l’homme qui, le premier, approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui osa toucher de ses lèvres la chair d’une bête morte, servit à sa table des corps morts, et pour ainsi dire, des idoles, et fit de la viande et sa nourriture de membres d’animaux qui peu auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment ses yeux purent-ils souffrir de voir un meurtre ? De voir tuer ? Ecorcher, démembrer une pauvre bête ? Comment son odorat peut-il en supporter l’odeur ? Comment son goût ne fut-il pas dégoûté d’horreur, quand il vint à manier l’ordure des blessures, à recevoir le sang et le suc’ sortant des plaies mortelles d’autrui ?[2] » (Plutarque, 46-120 ap J.-C.)
   Aujourd’hui demeure un discours de légitimation très fort en faveur de la nourriture basée sur l’exploitation animale. C’est celui des nutritionnistes et, en règle générale, du corps médical, malgré les connaissances acquises sur le régime végétarien (végane).
   Pour finir, la philosophe a attiré l’attention de son auditoire en soulignant que les bébés animaux qui sont mangés, sont eux-mêmes des sous-produits du lait puisqu’il faut faire naître des agneaux, des veaux, des chevreaux, pour que leurs mères fabriquent la sécrétion mammaire si appréciée… des humains. Il n’y a pas de place pour le welfarisme — le fameux « bien-être » — et tout au plus peut-on parler d’un mal-être plus ou moins « adouci ». Mais en sachant que de tous temps depuis l’Antiquité l’élevage a toujours été synonyme d’exploitation et de sélection, la poudre aux yeux du bien-être en question ne fait qu’aggraver l’éthique au cœur du problème. Pour respecter un animal, dit Florence Burgat, il faudrait l’individualiser, rendre son sujet à l’être. Dès lors cette proximité est incompatible avec la finalité de l’élevage et les obligations de rentabilité de ce commerce. Et pourquoi donc a-t-on laissé l’industrialisation exister et prendre une telle ampleur si elle n’a pas semblé convenir aux éleveurs ? Qu’on mange un poulet de batterie ayant vécu 40 jours, ou un autre issu d’un élevage bio qu’on a choisi (calculé) de laisser vivre durant 83 jours, tout cela ce ne sont que des comptes d’apothicaire, qui n’ôtent rien à l’épouvante qu’on ressent à l’idée du cannibalisme qui consiste à ingérer la chair d’autrui qu’on rejette sous forme de rebus du corps : les excréments. Qu’est-ce qui fait, en fin de compte, qu’on ait tant de mal, collectivement, à remettre en question la boucherie ? Même la technologie sensée libérer — et elle le peut, regardez les offres dans les magasins d’alimentation — n’a fait qu’accroître les entraves qu’on impose aux animaux, à l’instar des travailleurs par ailleurs. C’est une contradiction de fond où Florence Burgat qui observe et pense, mais sans espoir, que peut-être ce même marketing qui parvient bien à faire avaler n’importe quoi aux consommateurs, réussira par la force des choses à démocratiser les simili-carnés, où sans doute collectivement nous trouverons une satisfaction identique à manger une viande végétale, clonée ou synthétique, du moment que nos codes culturels resterons tels quels dans leurs alléchant packaging.
   « Respecter ne sera jamais engraisser et abattre »
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   La seconde intervention a été celle de Jean-Luc Daub. Nous sommes contents d’avoir pu écouter cet homme habité d’une immense empathie qui aura supporté l’innommable durant quinze années (1993 à 2008). Aujourd’hui J.-L. Daub est éducateur auprès de personnes lourdement handicapées, et il témoigne au travers de son livre Ces bêtes qu’on abat écrit en 2009, des sévices infligés aux animaux d’élevage, tous les jours, à tout instant, malgré la législation en matière de protection animale.
   Bien qu’il dise franchement ce qui se passe dans les abattoirs, Jean-Luc Daub reste surpris car il n’a jamais été inquiété ni par les abattoirs ni par un quelconque Ministère. jean-luc-daubEn somme, son livre est sorti sans déclencher de troubles, et c’est bien finalement ce qui est gênant. Daub dit qu’il est choquant de voir les images que dévoile L214 parce que selon lui il y a longtemps que de telles choses ne devraient plus avoir lieu. Pensez au nombre d’animaux tués rien qu’en France comme évoqué plus haut. Sur le territoire on compte 263 abattoirs privés et publics, et 600 concernant uniquement les volailles et les lapins. Et dire, comme stipule Jean-Luc Daub, que des gens commencent à travailler à cinq heures du matin pour ça. Ça, ce sont les images ramenées par lui dont il nous a montré certaines. Comment regarder la maltraitance et l’agonie de ces animaux disparus mastiqués par nos congénères depuis belle lurette ? Il faut bien les faire voir, même si dans le livre ces-betes-quon-abatde J.-L. Daub il n’y a pas de photo hormis en couverture cette truie pour qui il aura fallu insister auprès du personnel de l’abattoir pour qu’elle soit tuée « proprement » là où on l’avait laissée durant des heures, incapable de bouger où le camion avait déchargé et où tous les autres cochons avaient été poussés à descendre en lui tombant dessus. Comment peut-on encore parler de bien-être quand une truie est tuée et ses viscères jetées au sol sous les yeux d’une vache attachée non loin ? Il y a aussi les trajets interminables, sans eau, ces intérimaires non qualifiés que l’on met à la va-vite au poste d’abattage si un ouvrier est en arrêt. Il y a le box rotatif pour l’abattage rituel : un instrument de torture dont Jean-Luc Daub se demande si même au Moyen-Âge on l’aurait inventé. D’ailleurs le souvenir vivace de cette triste expérience, c’était palpable et ça vous serrait la gorge, hante pour toujours Jean-Luc Daub.
   Manifestement les textes de loi ne suffisent pas, et il faudrait déjà sortir le Bureau de la Protection Animale de la Direction de l’Alimentation Générale. Un jour peut-être, les enquêteurs comme Daub n’entendront-ils plus, quand ils demandent un abattage d’urgence pour une bête suppliciée, un vétérinaire nier la souffrance de l’animal et rétorquer que parler de cela c’est faire de l’anthropomorphisme ! De toute manière Daub le dit sans ambages : le poste relatif à la protection animale est délaissé, il est considéré comme secondaire.
   Comme les images parlent d’elles-mêmes, voici quelques diapo vues à la conférence :

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   Finir en rappelant ce que Florence Burgat dit bien : on peut abonder dans le sens de la cause animale avec des arguments santé ou concernant l’écologie, il n’empêche que ceux relatifs à la souffrance animale suffisent à eux-mêmes.
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   À moins que revienne à notre mémoire cet aveu de la part du « philosophe » Michel Onfray, lequel dans son livre Cosmos (voir notre article) s’était penché sur la condition animale et le véganisme en concluant par ses actes en guise de contre-histoire de sa pensée, et épousant par-là parfaitement l’attitude populaire quand il écrit : « La question se pose de manger les animaux, ou non. Quand je pense, je conclus que non ; quand je mange, je fais comme si je n’avais pas pensé, ni rien conclu. » (pp.232-233, Flammarion).
K&M
Nota bene : F. Burgat publiera en février 2017 un essai sur les pratiques d’élevage de l’Antiquité à nos jours.

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   [1] Le Droit De La Nature Et Des Gens, Ou Systeme General Des Principes les plus importans De La Morale, De La Jurisprudence, Et De La Politique (1672)
  [2] S’il est loisible de manger chair (traduction Amyot, 1678, adaptée par Baudoin-Matuszek, 1992)

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