UN DRÔLE DE ZÈBRE ? — NON : UN PHOTOGRAPHE VÉGANE. UNE ESPÈCE EN VOIE D’APPARITION — LUDOVIC SUEUR

UN PHOTOGRAPHE VÉGANE — LUDOVIC SUEUR

 

« […] le principe de la captation est acquis,
le champ ouvert pour d’autres Narcisses, pour une « intercorporéïté ». »
In Le visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty — 1964

 

« Qu’avons-nous donc peur de perdre en posant la question du sens dans le monde animal ?
In Une autre existence. La condition animale, Florence Burgat — 2012

 

   Hier, jeudi 20 avril 2017, nous nous sommes rendus à l’Espace Beaujon à Paris, au vernissage de l’exposition Personnalités et consciences animales de Ludovic Sueur. On vous dit pourquoi on vous conseille très vivement cette exposition.

   Ce n’est pas ordinaire ce que cet animal original du genre homo-sapiens-sapiens, le Ludovic Sueur, vous offre à voir, à découvrir, à vivre au travers de son œuvre photographique. Pour ce qui est du poïétique, savoir du soulèvement délicat de ces réalités que d’habitude nos rythmes emportés et nos préjugés de genre enferment dans un aveuglement bel et bien nôtre, cet artiste autodidacte hors-normes — il précède son temps et occupe notre présent tel un visionnaire revenu de lendemains vivants libérés — Ludovic Sueur est l’homme de ces situations ayant court dans d’autres temporalités, celles d’organismes pour qui nos classifications n’ont aucun sens et qui s’échappent littéralement au monde (il n’y a pas de non-être en eux), y surgissant à chaque instant dans leurs intégrités propres.
   S’il est coutume que l’idée qu’on se fait la plupart du temps de la photographie animalière se résume à juste titre à une vision des espèces prenant souvent la forme d’images pour chambre d’adolescent ou de magazine sur la Nature plutôt clichés, ici l’artiste, ce poète de l’à-voir qui ne dit pas son nom, opère dans son travail une passionnante déconstruction du genre.
   Les supports choisis par L. Sueur servent idéalement ce qu’il veut représenter : les animaux sont des personnes, des individualités qui, si elles répondent en effet à des « réflexes » propres à leur biologie, n’en ont pas moins des capacités, des comportements, des façons d’être, absolument uniques. Sur plaque de verre, les photographies de Sueur acquièrent et restituent une irisation, une insolation toutes particulières à la manière dont la radiographie, en tant que procédé technique, donne à voir le non-vu, l’invisible, et l’on découvre ébahi-e-s la personnalité singulière de l’animal « capturé » par l’œil photographique que forme l’entité artiste-et-son-appareil.
   L’instantané n’en est pas un. Ce que l’on contemple, émotionné-e-s, résulte d’une longue attente, d’une recherche assidue habitée d’une patience infinie pour rétablir avec l’autre-animal (« que donc je suis » pourrait dire Sueur aussi) une proximité — une prochaineté.
   Pour nous, ses photos en noir et blanc sont comme les photos des Studios Harcourt en ce qu’elles procèdent d’un communicatif envisagement. À cela près, et c’est ça le concept de « photographe nature » de L. Sueur, qu’il n’est jamais fait usage du moindre artifice pour prendre la photo, sinon l’en-vie, sinon qu’il cultive l’attente de la rencontre, afin de faire co-naissance — naître avec l’animal et sa vie. D’ailleurs qui sait ? ces portraits de gens vrais, c’est aussi peut-être comme si l’animal posait véritablement, pris de pitié pour la bienveillante pugnacité de cet humain étrange qui lui s’évertue à l’art du camouflage et à qui il faut bien, à un moment donné, céder quelque récompense pour sa discrétion, lui qui va à la chasse aux photos.

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   Les photos couleurs révèlent la somptuosité du chromatisme du vivant comme cette araignée « caméléon » dans la fleur ; d’autres fois elles se font estampes japonaises, et par elles nous faisons une plongée dans le paysage vécu de l’animal.
   Il n’y a pas d’échelonnement de valeur dans le traitement artistique de Ludovic Sueur. Toutes les personnes animales y sont perçues et représentées dans leur individualité, qui soient-elles. Chaque prise de vue est une histoire en soi, une aventure qui fait se sentir en vie, faire partie intégrante du mouvement (pulsion) du vivant. On pourra s’extasier face à l’escargot ontologique qui est lui-même et son habitat, coquille planétaire épousée d’un levé de soleil, corps malléable et transparence : vérité. La vache en forêt retrouve de sa liberté et l’artiste lui rend aussi sa dimension (sa présence) originelle. La voilà pleinement elle-même regardant le regardeur, ce drôle de zèbre doublement curieux. L’envol de la mouette qui décidément pour nous est porteuse d’un chamanisme, c’est un ballet figé pour l’éternité dans sa chorégraphie, un quelque chose comme la danse classique, où la vie est sa propre œuvre d’art.
   Photographe, Ludovic Sueur est aussi un phénoménologue qui par un autre médium, offre à penser, à sentir, ce que c’est incroyable ces êtres vivants individués, à l’instar de la philosophe Florence Burgat.
   Venez vibrer à l’exposition de Ludovic Sueur, et vous sentirez le choc de son art photographique, lui qui se fait révélateur, intercesseur, pour que les personnalités animales ne soient plus jamais étrangères à nous-mêmes.
   « J’imagine (c’est tout ce que je peux faire, puisque je ne suis pas photographe) que le geste essentiel de l’Operator est de surprendre quelque chose ou quelqu’un (par le petit trou de la chambre), et que ce geste est donc parfait lorsqu’il s’accomplit à l’insu du sujet photographié. De ce geste dérivent ouvertement toutes les photos dont le principe (il vaudrait mieux dire l’alibi) est le « choc » ; car le « choc » photographique (bien différent du punctum) consiste moins à traumatiser qu’à révéler ce qui était si bien caché, que l’acteur lui-même en était ignorant ou inconscient. » (In La chambre claire, Note sur la photographie, Roland Barthes — 1980)

 

K&M

 

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