LES GENS D’EN BAS — « LE PEUPLE DES ABATTOIRS » D’OLIVIA MOKIEJEWSKI
« J’ai vu l’impensable : la mort industrialisée, mécanisée, froide, à laquelle plus personne ne prête attention. Un système de production rationnel et efficace qui tue les bêtes et broie les hommes. »
p.10 in Le peuple des abattoirs
« Nous avons vu, il est vrai, par le choix de sujets, augmenter dans l’animal telle ou telle qualité de force, d’adresse, de flair, de vitesse à la course, mais en notre rôle de carnassier, nous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter la masse de viande et de graisse qui marche à quatre pieds, de nous donner des magasins de chair ambulante qui se meuvent avec peine du fumier à l’abattoir. »
p.85 in Anarchie et cause animale ((Elisée Reclus — La Grande Famille, 1897)
C’est presque paraphraser Jack London (Le Peuple d’en bas), écrivain-journaliste qui s’en alla vivre parmi les classes sociales déshéritées de l’East End en 1902 pour revenir parler d’eux avec sa plume, que d’appeler les ouvrier-e-s des abattoirs les « gens d’en bas ». Souvenez-vous qu’à la même époque Upton Sinclair publiait La Jungle, ce roman qui dénonçait les conditions de « travail » des employé-e-s — souvent immigré-e-s — des abattoirs de Chicago, livre qui fit énormément parler de lui, jusqu’à émouvoir Theodore Roosevelt le Président américain d’alors qui fit mettre en place une commission d’enquête qui déboucha sur le Meat Inspection Act, la loi sur l’inspection des viandes après avoir confirmé les dires de l’écrivain. Bien entendu (…bien entendu ! […]), il n’a jamais été question en 1902, de se pencher sur les interrogations liées à l’exploitation des animaux. Ce qui était sidérant, c’était les conditions inhumaines dans lesquelles « travaillaient » (comment éviter les guillemets ?) tous ces pauvres gens. Aujourd’hui La Jungle d’U. Sinclair, comme Michaël chien de cirque (1917) de J. London, sont des œuvres phares lorsqu’il s’agit d’illustrer les conditions misérables des animaux que l’on fait naître et passer de vie à trépas dans l’unique objectif de les dépouiller de tout ce qui constitue leur corps, leur individualité et, par conséquent : leur vie.
On a déjà dit ici combien désormais les publications au sujet de la question animale sont nombreuses. En outre des livres explicitement écrits pour défendre les animaux comme Ces bêtes qu’on abat de Jean-Luc Daub, ou bien le best-seller Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer, on a pu aussi se pencher sur des témoignages comme celui de Stéphane Geffroy, employé d’abattoir rennais (voir notre article), ou encore l’infiltration de Geoffrey Le Guilcher Steak Machine. Ces livres sortent de chez les imprimeurs presque aussi vite qu’on débite les trois millions d’animaux passant entre les mains sanguinolentes des ouvrier-e-s des abattoirs français chaque jour que [ ] fait.
Quitte à ne presque plus avoir d’ailleurs le temps de lire autre chose que ce type d’ouvrages, il est intéressant de les comparer pour y confronter et croiser l’information qu’ils donnent, mais aussi pour connaître les raisons qui poussent leurs auteur-e-s à les écrire. C’est ce qui a suscité notre curiosité à l’égard de Le peuple des abattoirs d’Olivia Mokiejewski, journaliste, qui s’était déjà frottée au géant mondial du soda sucré et qui a tourné en 2013 le documentaire Une vie de cochon — si c’est une vie.
D’emblée, ce qui est notable contrairement à l’exercice auquel s’était livré Le Guilcher qui s’apprêtait ainsi à publier le tout premier livre de la maison des Editions Goutte d’Or au sein de laquelle il dirige la collection journalisme […] : Steak Machine — c’est que Olivia Mokiejewski n’a pas pénétré dans un abattoir sous une fausse identité. C’est en toute transparence qu’elle s’est présentée comme désirant écrire un livre sur le quotidien des ouvrier-e-s d’abattoirs. Bien évidemment cela lui aura fermé la plupart des portes, et les témoignages obtenus n’ont pas tout à fait le sel de son prédécesseur Le Guilcher, et son livre toutefois ne ressemble pas à une longue nouvelle littéraire. C’est du pur reportage. Et pour cela Olivia — végétarienne de surcroît — s’est faîte embauchée dans un abattoir breton (là-bas les abattoirs ont poussé comme des champignons depuis les années 60), et travaillé durant une dizaine de jours à différents postes. Elle aura donc eu doublement les tripes (bien accrochées) de le faire et ce en toute honnêteté vis-à-vis de celles et ceux dont métamorphoser de paisibles animaux en bidoche est le « métier » au quotidien, parfois depuis des décennies.
On ne va pas vous refaire toute l’histoire. Ce livre est assez court, et puis si vous êtes de ces animalistes tellement fâché-e-s (et ça se comprend) après ce qui se passe dans ces lieux infernaux, vous en avez vu passer de toutes les couleurs grâce à L214 et consort — il le faut bien hélas —, cependant il faut redire, à notre sens, que ce n’est pas le plaisir qui pousse des personnes lambda à s’échiner à des horaires de m**** pour un salaire de m**** à faire ce qu’ils font. Nous ne sommes plus à une époque charnière entre les commencements de l’industrie et l’expansion démographique humaine accélérée dès les 19ème et 20ème siècles, où l’on pouvait, à la limite (hein, vraiment) et pour toutes sortes de raisons socio-culturelles et historiques, comprendre qu’on considérât normal de manger les animaux.
Ce qui ressort de l’enquête de Mokiejewski, comme pour S. Geffroy, c’est que les ouvrier-e-s qui enchaînent […] les animaux à longueur de temps, se répètent comme un leitmotiv que la rudesse de leur travail est une nécessité absolue — il faut bien que certains le fassent après tout — et ils en tirent une sorte de fanfaronne et masculine gloriole telle quelque chose de noble en fin de compte. Ils ont vraiment le sentiment de nourrir l’humanité. Ainsi, rapporte O. Mokiejewski, l’utilité sociale de ce métier permet de l’accepter[1].
Curieux dans ces conditions, et dans la sordide expérience dans laquelle s’est plongée la végé-journaliste, qu’elle puisse demeurer équivoque quant au traitement des animaux. En effet, Olivia Mokiejewski écrit qu’il est « pourtant impossible de lutter contre cette maltraitance sans s’intéresser à eux [les employé-e-s d’abattoirs]. » (p.13) C’est que le propos est mal tourné mais pas mal intentionné. On sait bien qu’il suffit, individuellement, d’arrêter toute consommation de produits animaux pour ne plus en supporter les hécatombes, ne plus en être l’ignorant et/ ou hypocrite commanditaire. Ce que veut dire Olivia Mokiejewski, c’est que la misère animale est consubstantielle à la misère humaine. Tant qu’on trouvera normal de les manger et d’en faire toutes sortes de choses, il faudra des gens exploités pour les tuer et les transformer. Tant qu’on trouvera normal, dans le même temps, de faire travailler des gens dans des conditions déplorables où ils/elles perdent leur santé[2] sans compter que cette paupérisation peur mener rapidement à l’extrême précarité et à la rue, alors les animaux compteront pour du beurre — je veux dire de la margarine végétale sans huile de palme.
Et les ouvrier-e-s sont fier-e-s, dans cette faible position sociale qui est la leur, de ce qu’ils trament dans ces usines de l’Enfer, pensez donc : des cuirs pour chaussures avec des peaux de belle qualité nous apprend O. Mokiejewski, tout comme pour habiller l’intérieur des voitures. Pur Label Rouge ! Alors dans ces conditions, même s’il y a un bobo, si on a mal, ou s’il se produit un accident, c’est vital, car on ne peut pas s’arrêter[3], disent les employé-e-s.
« Ce n’est pas un monde de femmes » (p.21) lui confie-t-on, aussi sont-elles moins nombreuses que les hommes qui, pour supporter la cadence et la pénibilité, construisent un univers très macho, voir salace, où lancer des bouts de viande sur l’une d’elles ça veut dire qu’on la kiffe. Malgré le choc, la démesure des lieux et le rythme abrutissant des tâches à effectuer, Olivia, toute petite dessous les bêtes qui semblent carrément gigantesques vues d’en bas[4], tient le coup. Surtout, il faut noter qu’on peut tout à fait être embauché-e là et faire tout cela sans aucune expérience dans la filière viande[5]. Enfin, presque tout. Il faut une petite formation pour manipuler les couteaux. Pour commencer, Olivia prend de la hauteur : « La nacelle, très étroite, est équipée d’un lavabo, de couteaux et d’une grosse cisaille à pattes que Sébastien attrape. » (p.23) Cette opération est dangereuse en soi, alors à deux dans l’endroit exigu… L’enquêtrice s’interroge un instant sur le sort des animaux quand elle voit, de là où elle se trouve, des pattes fixées à des crochets : « Ont-ils le temps de mourir avant d’être découpés ? » (p.25), vu qu’ils n’ont pas le temps de vivre grand-chose, de vivre vraiment. Mais la cadence et l’effort physique sont tels, que rapidement Olivia Mokiejewski est totalement absorbée par sa tâche.
*
La journaliste ne s’est pas contentée de se mettre au boulot pour comprendre la situation. Elle a rencontré les licenciés de la grande usine GAD qui a fermé en 2013. Elle a entendu leur souffrance et demande comment on espère encore faire perdurer ce système agro-alimentaire (élevage, abattage, consommation) qui ne tient en réalité qu’à coup de subventions européennes. Ce système est à bout de souffle, moribond, et les travailleurs en bute à une concurrence internationale sans pitié aussi, à commencer par celle du modèle allemand.
Et puis il y a au bout du compte, fréquemment, le chômage suite aux fermetures ou aux incapacités de travail. Ce sont des familles entières qui se disloquent, des vies brisées après avoir été broyées. Quand certain-e-s ne passent pas par l’hôpital psychiatrique, ils/elles divorcent, se suicident. Une psychologue explique à Olivia combien c’est dur quand une telle vie sous tension change du tout au tout quand on perd son job. Ces gens qu’on avait rendus complètement dépendants au point de leur dire quand aller en pause, aller faire pipi ou aller manger (infantilisation absolue) perdent tout, ils ont l’impression de n’être plus rien (cf. p.37 et 38) Les voilà dépendants à présent du Secours catholique ou des Resto du Cœur, même quand ils bossent encore, parce que, comble de l’insupportable écrit Mokiejewski (p.65), ceux qui produisent à manger n’ont pas les moyens suffisants pour se sustenter.
Parfois, observe Olivia Mokiejewski, le métier peut rendre sadique et fou[6], quand un de ses collègues s’amuse à faire des signes de croix ou à imiter la bénédiction au moment de trancher la gorge des moutons qu’elle étiquette ensuite. Un autre se confie un jour à elle : « On devient violent à cause de la productivité. » « Je suis persuadé que quand on a tué une bête, on peut tuer un homme. »
Témoignage édifiant :
— Il faut tenir le choc. Au début j’ai perdu mes ongles, à cause, j’imagine, de l’acidité de la graisse des cochons. Je les arrachais avec les dents, ça me brûlait les doigts. En dehors de cela pour l’instant, j’ai échappé aux maladies professionnelles. (p.99)
Conclure en pensant que ces animaux qu’on abat sont dangereux pour les employé-e-s qui reçoivent sur eux, sur leur peau, leur bouche, dans les yeux, des giclures de sang, d’humeurs de toutes sortes, d’excréments, et qu’ils développent de temps en temps de drôle de trucs. « Les zoonoses[7], même si elles sont peu fréquentes, font pourtant parties des maladies auxquelles sont exposés les ouvriers. » (p.163) De là proviennent les épizooties qui décident aux massacres massifs des animaux qu’on aurait de toute façon massacrés plus tard en en tirant profit, mais aussi ceux qu’on va abattre dans les régions sauvages où les maladies se sont répandues. On peut rappeler ce que dit Jared Diamond dans De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, quand il écrit que, par exemple, le virus de la rougeole est étroitement lié au virus de la peste bovine, et qu’[…] on peut […] faire remonter d’autres maladies infectieuses humaines bien connues aux maladies de nos amies les bêtes[8].
( Photo d’enquête L214)
À nos amies les bêtes justement. Sans oublier les humains et leur folie.
[…]
M.
Un exemple d’abattoir « modèle » danois qui se visite comme un musée…
DANISH CROWN
UNE VIE DE COCHON (vidéo)
[1] In Le peuple des abattoirs, p.12 — Grasset.
[2] « Les ouvriers troquent souvent leur santé contre la garantie d’un job et d’un salaire. », relate O. Mokiejewski (p.35).
[3] Ibid., p.19.
[4] Ibid., p.21.
[5] p.21.
[6] Ibid., p.94.
[7] Les zoonoses sont des maladies et infections dont les agents se transmettent naturellement des animaux vertébrés. à l’homme, et vice-versa. Le terme a été créé au 19ème siècle, à partir du grec zôon, « animal » et nosos, « maladie », par Rudolf Virchow. Il couvre les zoo-anthroponoses (transmission de l’homme à l’animal) et les anthropo-zoonoses (transmission de l’animal à l’homme). D’un point de vue pratique, l’étude des zoonoses est principalement motivée dans le second cas, quand l’animal joue un rôle dans la transmission de l’agent pathogène d’une maladie affectant la santé humaine. Sont exclues du champ des zoonoses les maladies non infectieuses causées par des animaux (envenimations, allergies), les maladies infectieuses transmises artificiellement d’une espèce à l’autre (études de laboratoire) et celles qui sont transmises passivement par des produits d’origine animale. De même, les maladies communes à l’homme et à certains animaux, sans transmission inter-espèces, ne rentrent pas dans le champ des zoonoses. […] L’importance sanitaire des zoonoses ne cesse de croître et environ 75 % des maladies humaines émergentes sont zoonotiques1,2. Par ailleurs, certaines de ces zoonoses sont des maladies professionnelles, qui touchent, par exemple, les éboueurs, taxidermistes, agriculteurs, éleveurs, vétérinaires, forestiers, etc. (source : Wikipédia)
[8] Op. cit. p.307.

Je suis contente d’apprendre qu’elle est devenue végétarienne parce que je crois que ce n’était pas le cas lorsqu’elle avait tourné ce documentaire pour Infrarouge. Documentaire dont je n’aime évidemment pas le message final ‘ »manger de la viande bio c’est mieux » mais que je conseille à toute personne omnivore pour se faire un idée de ce qui se passe dans un abattoir (ça a le mérite d’être clair et personnellement je revois encore les images de ces pauvres cochons électrocutés dont on ne voit que la tête et un type dire qu’au début c’est dur, on pense qu’on ne pourra pas travailler là puis on s’y fait).
Si je comprends la souffrance de travailler en usine (je l’ai expérimenté 5 jours à 18 ans pour gagner trois francs six sous, c’était une mission d’intérim de 3 semaines mais je n’ai pas supporté ni la cadence ni les blagues sexistes à longueur de journée), très honnêtement je pense qu’on a toujours le choix et il faut accepter que les personnes qui y travaillent choisissent de découper des animaux. Je trouve complètement hypocrite de dire qu’on n’a pas le choix parce que c’est faux ! J’avais un emploi bien rémunéré et je n’étais pas à plaindre mais quand je me suis rendue compte que ma boîte participait à la pêche massive de thons en Côte d’Ivoire, je n’ai pas supporté et j’ai trouvé un moyen de les quitter (avec succès !). Je vis avec moins qu’avant puisque je suis au chômage mais le plus important pour moi c’est d’être en accord avec mon mode de vie sans cruauté envers les animaux.
J’ai de la compassion pour tous les êtres vivants mais si les animaux n’ont pas le choix, les humains l’ont, eux. Il faut quand même le rappeler je pense !
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Merci pour cet article qui n’est pas sans me rappeler le travail fait par des militants et auteurs américains sur les conditions des travailleurs d’abattoirs aux Etats-Unis. Est-ce que le livre parle du milieu social d’où viennent principalement les travailleurs? Dans les abattoirs américains, ce sont principalement des immigrants d’Amérique Latine qui sont largement exploités, sous-payés et souvent employés illégalement avec menace constante de déportation. Donc, la machine capitaliste a de la main d’oeuvre bon marché qui devient souvent violente non seulement envers les animaux victimes de ce système mais aussi les familles (alcoolisme, violences congugales, etc).
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Bonjour,
Merci pour ce mot. Oui le livre parle du milieu social favorable à l’exploitation de la main d’oeuvre humaine bon marché et « docile », où il y a beaucoup d’immigré-e-s, en Bretagne des gens originaires du Mali notamment.
Bonne semaine.
K&M
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Merci pour la réponse. On a donc une situation très similaire.
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Hello Lazy,
La question du choix c’est Sartre : « On a toujours le choix » écrit-il explicitement. C’est vrai mais il faut croire que les gens qui travaillent dans ces lieux sordides pensent justement qu’ils n’ont pas le choix, c’est tout le problème des conditions sociétales qui enferment les gens dans des modes de penser exigus et des situations matérielles tout aussi strictes : rareté de l’emploi, éducation faible, précarité, chômage, normativité, etc.
K&M
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