— VEGANOSOPHIA —
Nihil animali a me alienum puto
« L’objectif des veganosophia réside, dans le croisement de données et l’intertextualité ainsi produite, dans la volonté de poursuivre le questionnement philosophique fondamental du véganisme contre l’exploitation animale. Chaque partie publiée est susceptible d’être augmentée, développée ultérieurement à sa mise en ligne, ou prolongée de manière directe ou indirecte dans d’autres textes « véganosophiques ». »
VÉGANOSOPHIA — BIORÉSISTANCES
PHILOZOOPHIES DES RÉVOLTES PARASITAIRES OU SYMBIOTIQUES
12) Léviathan — des dieux et des bêtes :
S’il n’y avait pas d’État, cela serait-il pire — pour les animaux ? À notre avis non, car la législation ne légifère que très peu pour les animaux (en leur faveur), et lorsqu’une personne ou un groupe de personnes franchit un certain seuil afin de libérer un ou plusieurs animaux du système qui l’asservit, l’on voit bien que l’État réagit au nom même des mécaniques carno-économiques qu’il défend. Mis à part l’argent et sa circulation, et la paix relative dans la société afin que les affaires tournent, à quoi sert l’État aujourd’hui : à se porter garant que Justice soit rendue ? Pour cela, il faudrait qu’en tant qu’appareil l’État ne soit plus à la merci de trusts industriels et que les gouvernants qui se succèdent aient une vision du monde à la fois plus holistique et zoocentrée, et aient une idée véritable du juste, pas seulement d’une morale démagogique, mais une éthique.
Dans son Léviathan en 1651, Thomas Hobbes avançait que sans État les « citoyens » désobéiraient sans cesse. « La condition des humains en cette vie ne sera jamais sans inconvénients ; mais sans aucun État il n’y a de plus inconvénients que ceux procédant de la désobéissance des sujets, et de la rupture des conventions dont l’État tient son être. » (p.334, Folio essais) Mais : à qui désobéir sinon à cette force constituée, à ce pouvoir en effet qui émerge de la convention des hommes mais pour aussitôt — en tout ou partie — s’en affranchir et s’élever au-dessus d’eux tel un pater noster, quand ce sont eux qui donc l’on conçu ? Avant l’État il n’y a que des accords et des traditions, des atavismes. Après lui (sous lui), il ne peut y avoir que désobéissance et innovation. La seconde passe par la première. La désobéissance n’est pas la négation de l’État mais une attitude biopolitique, c’est-à-dire corporelle et sociétale, qui place tout-e citoyen-ne désobéissant entre les mâchoires de cet être prêt à dévorer certain de ses enfants-géniteurs, ce léviathan, le biopouvoir d’État. La posture véganarchiste qui consiste à désobéir aux injonctions ingestives de l’État est une absolue nécessité pour commencer de démonter — ou déconstruire — le mythe économique étatique pour quoi tout est marchandise, y compris la force de travail des humains, y compris celle des animaux, et leur vie propre que l’on fabrique en série dans la plus pure néantisation de ce qu’est, en principe, « la Vie » pour les humains. On retrouve cette figure de l’être lambda pris en étau entre la divinité censée l’avoir engendré avec le monde, et la lie des autres organismes encore moins bien nés dans la création. Pour Jacques Derrida qui revient sur Caligula le tyran chez Hobbes, […] il y a des dieux et il y a des bêtes, il y a, il n’y a que du théo-zoologique, et dans le théo-anthropo-zoologique, l’homme est coincé, évanescent, disparaissant, tout au plus une simple médiation, un trait d’union entre le souverain et la bête, entre Dieu et le bétail […][1], entre l’État et soi.
À bien lire Guillaume Villeneuve, on est améné à se demander si la forme actuelle de l’État — démocratique et, en France, au suffrage universel — est la meilleure qui soit ? « Passer d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle, d’une monarchie constitutionnelle à une démocratie, c’est un vrai progrès vers le respect pour l’individu. Même le philosophe chinois fut assez sage pour tenir l’individu comme le fondement de l’empire. La démocratie, telle que nous la connaissons, est-elle la dernière amélioration possible à un gouvernement ? » (pp.47 & 48 in La désobéissance civile, H. D. Thoreau). De nos jours, un gouvernement peut-il ignorer la souffrance des animaux au seul prétexte que la valeur économique qu’on tire d’eux est jugée supérieure à la valeur intrinsèque qu’à pour eux leur propre vie ? Est-ce cela la Justice, cet axe si important, central, de la société ? Après tout, peut-être que, de façon générale, l’humain est perdu, ne sait plus ou il en est. Si l’on pense qu’avant Hobbes le Léviathan est un monstre marin qui apparait dans la Bible, le livre d’Isaïe, le livre de Job et le Talmud (entre autres civilisations), et qu’il représente les animaux s’étant révoltés contre le Créateur avant que celui-ci ne les détruisent, on voit bien qu’on ne sait plus finalement ce qui est monstrueux ou non, les bêtes dans leur multitude et leur propre appréhension du monde qui nous échappe, ou bien l’État souverain que nous formons et à quoi en même temps nous appartenons ? L’homme, le rappelait Derrida, est un animal vivant politique. […] c’est aussi dans la forme sans forme de la monstruosité animale, dans la figure sans figure d’une monstruosité mythologique, fabuleuse ou non naturelle, d’une monstruosité artificielle de l’animal qu’on a souvent représenté l’essence du politique, en particulier de l’État et de la souveraineté[2].
Nous voici donc à une époque doublement monstrueuse. Coincé-e-s entre le dégoût qu’inspirent les animaux au point de devoir transformer celui-ci en position de supériorité, alors qu’ils nous dégoûtent parce qu’ils savent vivre sans nous, là dehors sans artifice, et entre l’étatique monstrueux et son écrasante domination — suprême ersatz d’homonoia. Ce dégoût découle de notre frayeur. Mais finalement, bien que l’État soit une réalité, c’est plutôt une « réflexion générale sur l’organisation, la distribution et la limitation des pouvoirs dans une société »[3] qu’il convient de mener dans l’objectif de défendre la cause animale, après Michel Foucault qui n’avait certainement pas envisagé la question biopolitique telle quelle. Lorsque Foucault, à la fin des années 1970 dit dans son cours que toute cette question de la raison gouvernementale critique va tourner autour du comment ne pas trop gouverner. Ce n’est plus l’abus de la souveraineté que l’on va objecter, c’est l’excès du gouvernement. Et c’est à l’excès du gouvernement, ou à la délimitation en tout cas de ce qui serait excessif pour un gouvernement, que l’on va pouvoir mesurer la rationnalité de la pratique gouvernementale[4], on a tout de suite une petite idée des limites qui depuis longtemps ont été franchies quant à la gouvernementalité. Une de ces limites, c’est évidemment le culte de la xénophagie, et on veut dire par là aussi bien l’assimilation (culturelle) que l’exploitation (animale). En son temps, Hobbes parlait de l’entremangerie universelle, et c’est bien tout l’enjeu d’une politique revisitée, d’une politique du βioç et de la zoé, qu’il convient aujourd’hui de regarder la possibilité en face : « tu ne tueras point » converti en « tu ne mangeras point » — cet autre que toi-même qu’anime un unique et même principe du vivre et d’aspirer à vivre autant que possible. Autre fait : refondre la politique humaine et la zoopolitique dans le champ élargi de la biopolitique au sens où nous l’entendons, ce pourrait être une façon concrète d’outrepasser la pétrification postmoderne où l’Humanité n’a plus le sentiment de vivre une Histoire. Ce serait se fixer de nouveaux objectifs civilisationnels et historiques. Ce serait réappendre à se donner du temps, celui de vivre ensemble, et d’entrer à nouveau dans l’intérêt que revêt avoir une historicité, d’appartenir en le possédant, à un courant historial (Geschichte) où cette fois l’éthique est au cœur de la reprise ontologique (au sens nietzschéen) et où la finalité (la paix animale) se pense comme toujours originaire en soi (en ce qui est par soi et pour soi, pour nous autres), autrement dit où ceci (l’antispécisme et le véganisme) est normal, « naturel », va de soi, serait enfin comme qui dirait « le propre de l’Homme ». De quoi, sous ce jour certes métaphysique on en convient, métamorphoser la crainte freudienne de « l’homme dieu prothétique » qui dit qu’il y a même des États animaux, mais nous, les hommes, nous n’y serions pas heureux, comme le rapporte Derrida qui interroge à son tour : Pourquoi ? L’hypothèse qu’il laisse suspendue, c’est que ces États sont arrêtés dans leur histoire[5]. Si les États n’ont plus d’histoire et s’avèrent incapables de se constituer une Histoire commune, c’est peut-être parce qu’ils saccagent le monde et les étant-vivants qui y cohabitent avec les humains. Quel devenir vivable y a-t-il dans un monde détruit ?
En réalité, ce monde postmoderne sans Histoire est un monde absolument morbide. Incapable de se faire le don d’un advenir, il sape tout projet vital possible puisque l’advenant c’est toujours l’autre qui après moi vient (vient à moi, vient auprès de et après moi), mais cet autre et son advenue sont disséminés au point bientôt que disparaisse aussi toute trace d’un quelconque venir de. Peut-être cela est-il le résultat d’une trop grande anthropomorphisation du monde et d’une par trop accrue cogitatio (le problème de l’existentialité) où l’humain, littéralement, tourne en boucle. De cette giration toute forme de vie autre est exclue. Günther Anders, en 1948, bien avant donc son engagement intellectuel pour une violence défensive en réponse à la politique agressive et mortifère du nucléaire en Allemagne, n’avait pas mâché ses mots à l’encontre de la phénoménologie du Dasein de Heidegger. Au Sein zum Tode (Être-vers-la-mort) du maître de Fribourg-en-Brisgau, Anders répondit sans détour que vivre pour la mort au lieu de vivre pour vivre ou au lieu de vivre pour une cause, quelle forme misérable et désespérée de liberté ![6] On ne peut qu’être entièrement d’accord avec lui. Comment se prévaloir d’une liberté — qui serait l’apanage de l’espèce humaine au demeurant, disent en substance les humanistes classiques — qui n’a d’autre aboutissement que celle-ci ? Au lieu de cela, on l’a vue ici et ailleurs, la mésologie antispéciste propose une alternative : un vivre-avec qui est une transmission (trajection). Plutôt qu’un sempiternel pathos du tragique mis en scène avec les animaux malgré eux, pour accepter notre propre finitude, une éthique de la considération et de l’homonoia.
Cette question de l’existential (humain / celle du Dasein) échoue en effet lamentablement à rendre compte de la multiplicité de mondes du monde. Il faut bien admettre qu’il y a autant de points de vue sur le monde que de façons d’avoir un vécu, de même que l’Être se décline en étants (ou bien que ce sont les étants « ensemble » qui forment l’Être). La subjectivité humaine ne peut pas se décentrer d’elle-même, en tant qu’erlebnis (expérience vécue). En revanche, par le biais d’une certaine épochè, de mise en suspend de sa réalité subjective, il est tout à fait possible de recentrer l’essence de l’être-humain au cœur de l’être-en-vie(s), autrement dit de faire un mouvement biocentrique qui consiste en une approche multiple, individuée et collective du problème. En son temps, Imanishi Kinji plaidait pour une « bioherméneutique fondée sur la biosémiotique et l’éthologie ». Il s’agissait déjà de réaliser que l’absolutisation de la subjectité du sujet occidental moderne (le cogito) entraîne que les autres êtres, hormis les semblables du cogito lui-même, virtuellement privé de toute subjectivité, deviennent des machines objectales[7]. Pour Imanishi, tout vivant est originairement et ontologiquement un « être-soi ».
Va donc pour la reconnaissance de l’ipséité ! Une fois encore on s’y retrouve comme dans cet animisme dont on parlait à la suite de Philippe Descola. Bien entendu, il ne s’agit plus d’atribuer aux choses une âme analogue à l’âme humaine — si le concept d’âme correspond toutefois à une réalité —, m ais d’un animisme humaniste. On veut dire par là que le rejet du spécisme entraîne la reconnaisance d’une valeur individuelle propre à chaque personne animale. D’aucun prétendre à une égalité empirique et une perte de spécificités humaines. Il s’agit plutôt de rendre compte aussi de spécificités des autres non-humains et porteurs d’une intégrité en effet égale à la nôtre, d’où découle une dignité qu’on estime inattaquable. Cette projection, ou trajection, vers l’autrui non-humain, fait partie de la refonte civilisationnelle envisagée par le courant animaliste de manière globale. À l’heure de la globalisation bien avancée, ce serait un comble de ne pas accueillir les animaux dans l’espace politique de notre planète-cité. Aller à la rencontre des animalités, c’est se civiliser autrement, peut-être enfin se civiliser tout court. Dans Le loup et le musulman, Ghassan Hage écrit que […] le « civilisé » […] veut vivre en toute solitude cosmique. Ce « civilisé » est toujours en position de vigilance vis-à-vis de son environnement, il cherche sans arrêt à […] le connaître, et à négocier avec des puissances animales, végétales, écosystémiques, atmosphériques, qu’il considère comme inférieures[8]. Avec le temps les négociations tournent court. Le « civilisé », l’humain occidental qui modélise le monde à son image, impose sa vision des choses et des êtres, impose les agencements qu’il désire sans contrepartie, impose ce qu’il suppose bon pour lui avec toujours sa manie classificatoire aristotélicienne. Certes, catégoriser est pratique, mais lorsqu’on a affaire à des êtres vivants, est-ce si simple que cela ? Est-ce juste ? C’est ce que demande le philosophe Baptiste Morizot quand il dit que le naturaliste classique est obnubilé par la classification du vivant, le néo-naturaliste s’intéresse à la cohabitation entre les vivants[9]. Et si nous cohabitons, alors nous devons considérer comme une agression personnelle, à notre endroit, chaque fois toutes celles que le système spéciste perpétue contre les animaux. La cohabitation nécessite bel et bien une ou plusieurs façons de se défendre, ensemble, contre le ou les agresseurs. Tout dépend du contexte, de la situation. Tout dépend de la tension ressentie. Tout dépend de l’ampleur de la charge adverse. Cohabiter signifie : lorsque nécessaire : biorésister.
C’est dans toutes « nos ancestralités sédimentées » que Baptiste Morizot propose de relever les traces immémoriales de notre coévolution, aux non-humains et aux humains. Ainsi il nous suggère joliment d’adopter ce qu’il nomme une « identité cognitive » et c’est à peu près ce que nous proposons d’épouser dans l’animisme antispéciste modernisé. Parce que, selon Morizot, le monde est plus que les apparences, nous pouvons totalement nous passer du symbolique en vérité, et par-dessus tout du tragique faisant ses affaires sur le dos des animaux. Le monde n’a pas besoin d’essence ni de surnature — il y a bien assez de sens, de richesses, d’énigmes et de beautés dans les anciennes apparences[10], précise Morizot.
Malgré notre abandon des atavismes symboliques, nous pouvons bien le dire : nous vivons dans un monde de dieux. Un monde divin autoproclamé où les humains dominent le reste de cette hasardeuse création. À l’image de ce qu’on appelle encore ici « nature » bien que le terme soit tellement connoté, de diverses acceptions erronées ou trompeuses, notre monde exerce de grandes violences à l’encontre des non-humains. Ces violences ne sont pas légitimes et c’est là qu’est toute la différence avec ce qu’il se passe dans la sauvageté. Nous verrons, à l’instar de l’économiste André Gorz dès 1977, que le systématisme de l’abattoir, pour appeler ainsi toute forme d’exploitation animale dont la mise à mort est une des étapes du processus de production, s’inscrit en droite ligne dans l’archétype d’exercice du pouvoir d’État. Quand Gorz affirme : « Sans la lutte pour des technologies différentes, la lutte pour une société différente est vaine […] Le nucléaire, par exemple, qu’il soit capitaliste ou socialiste, suppose et impose une société centralisée, hiérarchisée et policière. » (p.274 in Écologie et Politique. Écologie et Liberté, Artaud poche) — nous pouvons ajouter ce que longtemps la lutte écologiste a oublié et qu’elle peine encore à reconnaître comme problématique première : la condition animale et la nécessité (intérêt) de sa libération. C’est alors qu’une lutte pour une société différente, pour paraphraser Gorz, est vaine, si on ne lutte pas pour une alimentation différente.
M.
(street art du groupe Neozoon)
(partie VIII)
— ΒΙΓΚΑΝΟΣΟΦΙΑ —
[1] p.33 in Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002).
[2] Ibid., p.49.
[3] p.15 in Naissance de la biopolitique. (Cours au Collège de France. 1978-1979)
[4] Ibid.
[5] p.56 in Séminaire La bête et le souverain.
[6] Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, p.53 — Sens & Tonka éditions.
[7] p.171 (et p.186 intra) in La liberté dans l’évolution.
[8] Op. cit. p.135.
[9] Sur la piste animale, p.136 — Mondes sauvages, Acte Sud (2018).
[10] Ibid., p.143. (cf. infra p.182) Et p.143, l’auteur dit : « Ce serait une cohabitude, une coévolution entre habitudes de plusieurs formes de vie, qui prend la forme d’une alliance objective, c’est-à-dire d’un mutualisme. »
