POUR UNE VIE COMMUNE PLUS JUSTE — « L’ANTISPÉCISME » PAR VALÉRY GIROUX, COLLECTION « QUE SAIS-JE ? » — UN PAS DE CÔTÉ

« L’ANTISPÉCISME » PAR VALÉRY GIROUX, COLLECTION « QUE SAIS-JE ? » — UN PAS DE CÔTÉ

 

 

« Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! »
in « Les bons chiens », Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire (1869)

 

« À travers ces barreaux de fer symboliques, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or ce joujou que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, était un rat vivant ! Les parents par économie, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. »
in « Morale du joujou », Le Monde littéraire, Charles Baudelaire (1853)

 

« J’entrai alors dans une porcherie
où je m’allongeai au milieu des porcs »
William Blake (1757-1827) in Poetry and Prose
cité par G. Bataille (La littérature et le mal — 1957)

 

 

   L’autre jour l’humaniste passionné de bioéthique, voyant que je lisais le « Que sais-je ? » n°4142 écrit par Valéry Giroux et publié aux PUF, a cherché à me convaincre de l’infondé de cet antispécisme qu’il juge assez dangereux pour les droits humains. C’était entre deux bureaux, pour ainsi dire sur un seuil en berge d’un petit couloir de sous-sol, et notre discussion fut aussi animée que brève, contradictoire que passionnée, et il ressort — à mon humble avis — que peu de choses diffèrent entre son humanisme et le mien.

 

   — J’ai vraiment un problème avec l’antispécisme, m’a dit l’humaniste érudit, parce que donner des droits aux animaux ça revient à dévaloir les humains.
   — Ah tiens donc, et pourquoi ? ai-je demandé.
   — Pour te prendre un exemple : le paludisme. Ça a été presque éradiqué, et depuis le milieu des années 80 à cause des écolos c’est foutu. Aujourd’hui le palu fait 300 000 morts par an, surtout en Afrique, mais ça l’Afrique, tout le monde s’en fout !
   Mon interlocuteur est très loquace, je résume un peu. Mais en substance c’est ainsi qu’il aborde les choses, plutôt frontalement et sans ambages. À l’époque dont il parle j’étais encore un peu jeune, aussi je lui ai demandé ce qu’ont fait les écolos.
   — Ils ont fait interdire le DDT. Fut un temps on en collait partout et le paludisme disparaissait. Alors au prétexte que deux oiseaux sont crevés ci et là, fini le DDT et on ramasse les macchabées. Et qui en parle ? Personne !
   L’humaniste en connait un rayon en géopolitique, en histoire, en littérature, en ésotérisme, c’est un homme très instruit. Toutefois il remet énormément en cause la crise climatique et qu’on s’offusque de la pollution. Non pas qu’il dise qu’elles n’existent pas. Il avance qu’on ne sait pas finalement si les choses vont si mal tourner qu’il est dit. Il continue :
   — Regarde ; si tu donnes les mêmes droits aux mouches qu’aux humains, est-ce que tu filerais perpétuité à celui qui a tué une mouche comme on pourrait le faire pour un homicide ?
   J’étais obligé de répondre que sans doute non, trouvant l’idée saugrenue par éducation, mais avec en arrière-pensée cette foucaldienne question : « Est-il déjà utile de filer perpétuité à un être humain, qu’est-ce que ça répare ? » Et puis vous savez bien, dans ce genre de discussion à bâtons rompus mais sans que ce soit vraiment ni le lieu ni le moment, on ne dit pas tout ce qu’on pense et on ne pense pas à tout ce qui devrait être dit. J’ai proposé :
   — Bon, l’écologie peut être liée à l’antispécisme, disons de manière causale ou fondamentale, on peut y avoir une sensibilité commune, mais les droits des animaux ça n’est pas défendre la « nature » et l’idée qu’on s’en fait. Et loin des actions « violentes » sur les boucheries que tu critiques, ne peut-on pas trouver, à l’instar de la proposition de René Char un troisième espace en chemin, un terrain d’arrangement, d’arraisonnement, qui satisfasse aux besoins et aux intérêts des uns et des autres, que chaque ethos soit respecté ?
   L’humaniste, en bon végano-sceptique, sait qu’il force le trait parce qu’il est hédoniste et qu’il refuse en bloc autant l’hitlérisme que le stalinisme et… le végétarisme. Il ne pense pas que c’est la même chose, mais il craint qu’on — les animalistes au sens large — ne soit pas dans le débat et qu’on cherche à imposer de façon antidémocratique un « régime politique » qui, il faut bien le dire, lui sucrerait sa barbaque. Pour ne pas le brusquer je n’ai rien pas encore évoqué ce non-dit primordial. Je terminai notre petit échange en proposant donc un pas de côté pour l’observance et la conciliation. La référence lui fit l’effet d’une secrète flatterie.
   Ce qu’il faudra que je dise une prochaine fois à mon collègue humaniste, c’est qu’il n’y a pas d’écart de nature entre son humanisme et le mien, mais qu’ils diffèrent seulement de quelques degrés, et que la considération morale qu’il accorde aux êtres humains, je veux la partager avec les animaux, sans rien retirer à mes congénères. D’ailleurs, sinon pour ceux de mauvaise foi, les hommes ont-ils moins le droit de vote depuis que les femmes l’ont ? Et les blancs voyagent-ils moins vite en autobus depuis que les noirs montent aussi dedans ? Je lui dirai ce que formule parfaitement Valéry Giroux quand elle écrit que l’antispécisme n’implique pas de nier les différences entre les membres des diverses espèces, et n’exigent pas que soient traités de manière semblable les individus dont les intérêts divergent[1]. Parce que les moustiques ne sont pas le paludisme, pas plus que les humains ne sont la Covid-19 dont ils ont pourtant favorisé l’émergence et le transport par le traitement qu’ils infligent à la biodiversité et, plus concrètement, aux animaux chassés, emprisonnés, asservis et consommés quotidiennement, on ne peut espérer soigner nos blessures géo-biopolitiques et cette terre que nous partageons avec les animaux sans se poser les bonnes questions : faut-il détruire tous les moustiques au lieu de trouver un remède au paludisme contre lequel, tiens ! la chloroquine est très efficace par exemple ? J’évite encore plus depuis que je suis devenu antispéciste, de tuer les mouches. Peut-être que je mériterai une sanction si je le faisais, car après tout qu’est-ce que ça m’apporte de détruire une mouche ? Et elle, que perd-elle quand je lui ôte la vie ? Tout cela doit être mesuré selon les situations, les expériences subjectives, les intentions, etc. Force est de constater, selon l’autrice de L’antispécisme aux PUF, que dans cette perspective il ne suffit évidemment pas d’affirmer que les animaux sont des êtres doués de sensibilité et qu’il importe de respecter leurs impératifs biologiques[2]. C’est donc tout un cadre de catégorisations juridiques dont il faut mettre le chantier en branle pour faire face à nos récentes découvertes éthologiques concernant les animaux non-humains.
   Il faut bien évidemment s’interroger au sujet de notre prédominance sur le monde et la subordination des animaux[3]. Comme on s’en aperçoit très bien quand on discute avec l’humaniste qui est une personne avec qui on peut passer des heures passionnantes à échanger, le suprématisme humain est un processus interprété rétrospectivement comme une loi éternelle[4], puisque de son point de vue strictement anthropocentriste dont il reconnait pourtant la fondation sur une pure croyance (un « croire-savoir »), la conservation du statu quo spéciste aura sa préférence et il argumentera contre le « croire-savoir » en faveur des animaux. L’humain d’abord, un point c’est tout. Il le sait bien toutefois, que sa position ne résiste pas à la simple logique comparative. Comme on l’apprend dans ce dernier essai de Valéry Giroux, Humphrey Primatt en 1776 affirmait déjà avec force qu’il est inique de réduire en esclavage un homme noir de la même manière que tourmenter et maltraiter une bête[5] est injuste. Ce n’est pas que l’un et l’autre doivent être traités réciproquement. Il convient en réalité de prendre en compte leurs intérêts particuliers. Aucun critère de singularité (ou généralisant) n’est pertinent pour justifier le tort qu’on inflige à autrui. C’est valable pour les animaux humains comme pour les non-humains[6]. « La nature n’est pas tendre » rétorquera l’humaniste. Et alors ? Est-ce une raison pour faire pareil ? En vérité, ce que Pierre Bourdieu nommait l’habitus, il ne faut pas négliger les forces des habitudes culinaires et le conformisme social[7], fait remarquer V. Giroux. C’est pourquoi nous disions en parlant d’un ouvrage de David Chauvet, que le spécisme n’a pas de nom. A priori, même si les temps changent doucement, on ne dit pas qu’on est spéciste quand on ne sait même pas qu’on l’est. La réaction contemporaine (au changement) ne se fait plus attendre, et aujourd’hui nombre de spécistes choisissent de se revendiquer comme tels plutôt que de remettre en question la normativité de notre société et ses atavismes. C’est pourquoi les travaux de nos pairs, tous ceux qui ont amené Valéry Giroux à produire ce précieux travail extrêmement rigoureux et concis, méritent d’être étudiés, débattus, prolongés, et diffusés comme par le biais de cet excellent « Que sais-je ? ». Cet ouvrage est important pour aider le grand public — et l’humaniste friand de savoir et d’échanges — à se demander quelles sont les grandes lignes de réflexions philosophiques qui ont été menées sur ce thème de l’antispécisme qui a beaucoup occupé les espaces médiatiques et sociaux controversés depuis les années 2010 ? Quels enjeux normatifs se trouvent au cœur des débats éthiques et politiques qui l’entourent ?[8] demande la philosophe. L’analyse conceptuelle (cf. p.14) est un outil incontournable pour mieux comprendre nos comportements en relation avec nos idées préconçues. Par exemple, a-t-on suffisamment saisi qu’en biologie rien n’est figé dans le marbre et à quel point, dans une ontogénèse aussi vieille que le phénomène du vivant, l’importance qu’on accorde d’ordinaire à la « catégorie de l’espèce » doit être relativisée avant de se permettre de juger unilatéralement ce qui est digne de considération morale ou non[9] ? La connaissance est capitale. L’humaniste, dans le brin de cynisme dont il use pour débattre avec moi, me dit qu’il ne croit pas en la raison. Nos agissements le prouvent tous les jours, nous ne sommes pas des êtres si rationnels que nous le prétendons. Face à son épidermique réaction à la révolution biopolitique que constitue l’antispécisme dont le darwinisme est la scientifique fondation, force est de constater qu’il a raison : sa ratio fait défaut[10]. J’aimerais qu’il ouvre les yeux sur ces réalités simples qu’exprime la sentience, terme que « les philosophes anglo-saxons [qui] furent les premiers à [l’]employer (quand ils) cherchaient à désigner l’aptitude à éprouver des expériences subjectives, ce qu’on appelle également « qualia » ou « conscience phénoménale » en philosophie de l’esprit. » (op. cit. p.35) Je suis certain que l’humaniste trouverait tout ceci merveilleusement revigorant pour l’esprit et le cœur, s’il voulait laisser tomber les antiennes par trop humanocentrées. Et le grand public aussi qui prend de plus en plus fait et cause pour le « bien-être animal » sortirait grandi d’une telle ouverture d’esprit. D’autant que ces « radicaux » d’antispécistes animent en vérité de profonds et houleux débats autour de questions tellement d’avant-garde qu’on peut les appeler futuristes. Car après tout, c’est en déconstruisant hier et aujourd’hui que nous pouvons voir plus loin vers demain. Et qu’on ne s’y trompe pas. Tout le monde n’est pas toujours d’accord quant à ce que nous devrions faire vis-à-vis des animaux maintenant et dans l’avenir. Ce sont peut-être des tautologies, parfois produit-on même des apories, mais le mode existential humain n’est que la résultante d’un des phénomènes du vivant que, très probablement, nous partageons de diverses façons avec beaucoup d’autres animaux. Et quand bien même non pour d’autres, ça ne serait toujours pas un critère pertinent, pas suffisant, pour discriminer et réifier l’autre animal que je ne suis plus seulement.
   À l’heure où les effets du spécisme radical se font encore bien ressentir par les quelques 1060 milliards d’animaux tués chaque année pour notre alimentation, sans compter ceux qui souffrent pour des fins humaines non nécessaires[11], nous t’invitons, toi l’humaniste, et toi le grand public, à lire ce « Que sais-je ? » de Valéry Giroux, afin de te faire une idée précise et juste de ce que sont le spécisme radical, mais aussi le spécisme modéré, le spécisme pur, le spécisme attributif, le spécisme absolu et le spécisme relatif, ainsi que leurs objections, qu’elles soient contractualiste ou de la norme pour le groupe  — c’est même bon à prendre quand on est antispéciste, et d’en réviser les définitions avec l’autrice tellement Valéry Giroux excelle dans cet exercice difficile ! Ce livre est une petite bible en la matière pour les sympathisants, et une belle invitation au voyage antispéciste pour les curieux, avec beaucoup de références et de voies d’exploration de la question animale.
   Plutôt que de faire du monde un dédale mortifère d’abattoirs et autres pièges pour les animaux au sein de la folie desquels nous aussi nous sombrons, n’est-il pas temps d’envisager ensemble comment en sortir et quels sont les horizons pratiques zoopolitiques et de citoyenneté animale que nous permettent de penser les puissantes théorisations antispécistes dès aujourd’hui ?
   Pour toi l’humaniste, suis-je trop humain ou bien est-ce toi ? Et si la vérité du monde des vivants — et celle de « l’humanité » — se trouvait ailleurs, au-delà du voile du spécisme ?
   — Puzzling question !

 

M.

 

 

 

Pour découvrir l’excellent travail de Valéry Giroux via notre blog, cliquez sur les couvertures :

ou bien testez votre patience, et celle de l’autrice ! en écoutant ce numéro de l’émission Répliques d’A. Finkielkraut :

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En passant on vous conseille aussi

 

   [1] L’antispécisme, pp.89-90 (« Que sais-je ? » n°4142, PUF — 2020)
   [2] Ibid., p.98
   [3] Ibid., p.8
   [4] Ibid.
   [5] Cité p.9.
   [6] On notera que les torts infligés sont cumulatifs plutôt qu’ensemblistes : » Il est aussi possible, comme la théorie de l’intersectionnalité le montre bien, que les divers types de discriminations ne fassent pas que décrire un même phénomène sous différents angles, mais s’additionnent et aggravent ainsi les torts subis par la victime. » (pp.54-55)
   [7] Ibid., p.11
   [8] Ibid., p.14
   [9] Ibid., voir p.29 et 31. Également, voir que l’écologie, par les approches normatives, est une « mise en cause de l’anthropocentrisme ». Ces approches (écologique, antispéciste) « supposent le rejet du présupposé selon lequel l’appartenance à l’espèce Homo sapiens ou à quelque espèce que ce soit est le bon critère d’inclusion dans la communauté morale. »
   [10] Pour V. Giroux : « De l’anthropocentrisme à l’humanisme, nous avons vécu jusqu’ici et vivons encore sous une hégémonie spéciste qui ignore les implications éthiques de la révolution darwinienne. » (p.119)
   [11] Ibid., pp.45-46
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