— VEGANOSOPHIA —
Nihil animali a me alienum puto
« L’objectif des veganosophia réside, dans le croisement de données et l’intertextualité ainsi produite, dans la volonté de poursuivre le questionnement philosophique fondamental du véganisme contre l’exploitation animale. Chaque partie publiée est susceptible d’être augmentée, développée ultérieurement à sa mise en ligne, ou prolongée de manière directe ou indirecte dans d’autres textes « véganosophiques ». »
VÉGANOSOPHIA — GÉOPOLITIQUE ANTISPÉCISTE ET BIOPHILE — ZOONOSES, PANDÉMIES, EXTINCTION — UNE SOLUTION HÉTÉROBIOTIQUE (PARTIE VI)
7) La distance szoociale : contre l’endogénéisation des autres
On aura compris au vu de ce que dit précédemment, que les dispositions antispécistes les plus audacieuses, comme celle qui questionne sur la nécessité de contrôler tous les animaux afin de faire disparaître la prédation et la souffrance engendrée, sont loin d’être des théories-diagnostics suffisantes pour rendre ce monde généralement plus agréable à vivre, en vertu de ce qu’on peut appeler les failles de barrières d’espèces. En outre, nous vivons désormais dans un systémisme bioéconomique des États-nations tel que nous ne pouvons faire l’impasse sur la critique de la prédation même de cette systématicité. En 2017 nous avions parlé du travail de Thorstein Veblen qui dans sa Théorie de la classe de loisir de 1899 avançait que la prédation ne saurait devenir d’emblée la ressource habituelle et normale d’un groupe ou d’une classe : il faut d’abord que les méthodes industrielles parviennent à un certain degré d’efficacité […] le passage de l’état pacifique à la prédation dépend du développement des connaissances techniques et de l’usage des outils[1]. Et l’on s’empresse d’ajouter aujourd’hui : des connaissances sociologiques, éthologiques, biosystémiques et de l’usage des étant-vivants.
Dit autrement, arguons qu’on ne peut faire l’économie d’une reconnaissance des plus factuelles qui est celle de l’altérité de l’autre (animal) au-delà de ce qu’envisagé par Heidegger puis réinvesti par Levinas là où, le disait très justement Jacques Derrida, leurs philosophies respectives n’avaient projeté sur le monde l’animalité des animaux que comme celle d’un vague animal théorème, chose vue non voyante[2]. Voilà pourquoi, plus récemment, Corine Pelluchon a écrit qu’Emmanuel Levinas n’a pas tiré toute les conclusions de sa prise au sérieux de la matérialité de l’existence […], justement parce que pour elle faire de la phénoménologie, c’est donc expliciter la vie préréflexive et même préscientifique de la conscience et même, pour Levinas, atteindre la corporéité du sujet, afin de dévoiler les horizons de sens oubliés et des significations nouvelles, puis donc que surgissent alors […] des significations qui renouvellent le sens du monde, et qui conduisent à penser l’éthique comme philosophie première[3] et nous amènent à ouvrir les yeux sur la réalité animale dans toute sa plurivocité, et surtout à nous garder de toute forme d’épochè intellectuelle autorisant toutes formes de manipulations possibles — et spécistes — des animaux non-humains. Et partant, on peut dire par avance que la volonté de contrôle d’autrui pour son bien (vu par nous puisqu’on ne peut partager [puiser dans] sa propre expérience subjective, instinctuelle et « réfléchie ») ne peut jamais se construire que sur des aprioris spécio-classistes dans le pur abandon de l’aspect cosmopolitique primordial du [bio et/ ou zoo]politique. On retombe ici sur la nécessaire critique — issue de la société industrielle humaine — des technologies du corps et du vivant formulée par Ars Industrialis et Bernard Stiegler lorsque ce dernier écrivait que nous étions toujours, mono-collectivement parlant, au-devant (ou bien même en-dedans) le risque, la tentation, de contrôler et façonner hégémoniquement les modes d’existence individuels et collectifs[4]. Pas étonnant qu’en ce moment on observe une « bienveillante » poussée néolibérale dans la pensée animaliste, et en particulier dans le milieu antispéciste, avec tout son cortège linguistique en provenance de l’univers managérial d’entreprise, où, pour aller vite, on veut se concentrer sur des « stratégies » en se souciant du bon emploi durable des « ressources militantes » pour leur « bien être » (ou inversement), tout en formulant des « projets » de refonte du mouvement pour plus de gain dans « l’altruisme efficace » et une meilleure captation des capitaux vers l’escarcelle tenant bien évidemment ce genre de discours pseudo-apolitiques qui pourtant sont la porte ouverte à tous les courants fascisant préférant ces pauvres bêtes aux humains abêtissant le genre homo. De la même manière bien que plus naïvement, le Parti animaliste qui ne se mêle pas de politique sinon pour améliorer la condition animale, participe, peut-être malgré lui, par son monothématisme, à rendre invisibles (déni) les problématiques contemporaines enfantées par le capitalisme à tout crin et le néolibéralisme pro-technique aveugle, en réalité, aux vrais problèmes vécus par les citoyens travailleurs (ou chômeurs) humains jetés dans l’arène de la concurrence, de l’efficacité, du productivisme, entre la culpabilisation nationale et/ ou environnementaliste et l’invitation à la relance économique empressée de la société du spectacle et des loisirs (d’un point de vue debordien). Il faut bien prendre garde au grand paradoxe dont est capable, pour sa survie, le capitalisme qui par endogénéisation d’une partie de la critique, [qui] a contribué à désarmer les forces anticapitalistes […] à la fin du XXe siècle, c’est-à-dire que, comme l’expliquent Eve Chiapello et Luc Boltanski, la réponse du capitalisme à l’intense demande de différenciation qui marque la fin des années 60 et le début des années 70, fut de l’endogénéiser[5]. Tout simplement […]. En sorte donc que le mouvement néolibéral ou ultralibéral, quoi que ses sous-groupes défendent par conviction de cœur est d’esprit, dessine toujours un avenir aseptisé, mais plus précisément : dévitalisé. Car l’horreur absolue du néolibéralisme est d’ordre sanitaire, bien qu’en vérité les difficultés majeures de santé publique et de santé planétaire soient bien entendu fabriquées, induites, favorisées par l’in-gestion biopolitique ici entendue comme pénétration et infection des bioterritoires et des hétérotopies (au sens foucaldien, voir ici). On pense alors à Gilles Deleuze et Félix Guattari qui dans Mille plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2) ont écrit que : « Quand elle devient axiomatique capitaliste, l’organisation internationale continue d’impliquer l’hétérogénéité des formations sociales, elle suscite et organise son « tiers-monde ». » « On peut faire aujourd’hui le tableau d’une énorme masse monétaire, dite apatride, qui circule à travers les changes et les frontières, échappent au contrôle des États, formant une organisation œcuménique multinationale, constituant une puissance supranationale de fait, insensible aux décisions des gouvernements. » (p.568 et p.544, Les éditions de Minuit — 1980). Dans quoi donc la foule hétérogène est-elle bien absorbée d’uniformisant qui, paradoxalement et de façon paradigmatique, rend possible l’infusion de plus en plus puissante dans les corps du corps social et vivant, de la viralité difficile à combattre et qui, en fait, justifie et valorise la politique bioterroriste des États appelée biosécurité ?
Revenons à La fabrique des pandémies de Marie-Dominique Robin. Dans son ouvrage, la journaliste donne à savoir à qui veut bien lire et comprendre, qu’en matière de circulation des virus comme les coronavirus, il est important de tenir compte « des différences entre les facteurs biotiques et abiotiques ». Car en effet, il existe un nombre incalculable « d’interactions entre les organismes vivants » et/ ou avec « les composants physico-chimiques des écosystèmes » (op. cit. p.154). Cette grande complexité explique à la fois la grande variété des agents pathogènes mais dans le même temps l’existence d’autant de zones d’étanchéité apparues lors de l’évolution. Désormais pourtant, l’ouvrage humain pour ainsi le nommer, n’a eu de cesse d’entamer avec toujours plus de véhémence ce capital naturel protecteur. Nombre de scientifiques préviennent des effets délétères d’une telle absence de bon sens politique mondial, et depuis longtemps car la chose n’est pas nouvelle. Par exemple Serge Morand, écologue et biologiste, plaide pour la mise en place du principe de l’immunoécologie [qui] est d’utiliser la biodiversité comme protection » (ibid., p.208). C’est simple donc : impacter le moins possible les habitats non-humains afin que la biodiversité demeure foisonnante et en capacité de s’immuniser collectivement, êtres humains compris profitant du bénéfice, contre les virus dont elle est porteuse naturellement. Le fait qui suit est bien connu, que rapporte à son tour M.-D. Robin, que […] les vétérinaires et médecins ont administré, chacun de leur côté et de manière absolument abusive, des antibiotiques sans tenir compte de la proximité qui nous unit aux animaux. Le résultat est que l’antibiorésistance est devenue un problème de santé publique majeur[6]. On n’est pas allé regarder du côté du Covid-19 et de l’antibiorésistance en particulier, mais on met en note en bas de page quelques liens qui peuvent s’avérer intéressants ([7]) et qu’on a fait que survoler. Ceci étant dit, comme l’indique la professeure de sociologie montréalaise Céline Lafontaine, nous sommes depuis quelques années entrés dans l’ère de la « transformation de la matière biologique en objet biotechnologique. » où […] les frontières entre nature et artifice, de même qu’entre vivant et non-vivant, sont de moins en moins opérantes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons[8]. Déjà, l’humanité s’était fait fort de réifier bon nombre d’êtres non-humains, et la frontière entre un étant-vivant et un objet, pour ne pas dire un outil voire une « chose », a été longtemps rendue floue ou carrément supprimée ; non par ignorance de la différence entre, mais par volonté d’assimilation (ingestion, essentialisation), de machination en moyen pour une fin (anthropocentrée). La vastitude de l’activité industrieuse masque en effet la réalité de chaque moment à chaque instant où un animal subit la pression d’objectivation, et qu’en découle une forme d’atomisation de l’organique et l’accroissement de la diffusion virale, produisant ainsi ce qu’on peut appeler un « effet concentration » quand, par exemple avec le coronavirus Covid-19, le virus rencontre des hôtes fort peu capables de lui résister et de le contenir. Et c’est sans compter le phénomène de globalisation où les hommes comme les containers sont de parfaits transporteurs pour les virus. Dans le même temps, au détriment de l’axiologie, aura subsisté jusqu’à aujourd’hui le fait que l’exceptionnalisme ontologique propre au naturalisme moderne repose sur le dualisme sujet-objet tandis que, jouant toujours avec la matière inerte et la matière sensible avec d’évidents manques d’esprit de doute et de précaution, nous sommes encore bien loin — très loin, même — d’avoir saisi toutes les conséquences du processus d’objectivation par lequel les êtres et les choses qui composent le monde deviennent des objets analysables, décomposables et manipulables à volonté[9], ajoute Céline Lafontaine.
Raison garder ne serait-ce pas l’égal d’une distance nécessaire, et pour les animaux celle d’une « szoocialité ». Derrière la « nature » perçue comme une corne d’abondance, et sa pléthore d’étant-vivants marchandisés et abstractisés, se cache une possible boite de Pandore qui est la tentative névrotique du capitalisme néolibéral de rejouer toujours le même présent, savoir : essentiellement que certaines institutions bourgeoises et leur représentants — quelque que soit leur obédience de cœur et d’esprit — choisissent de conserver coûte que coûte le monde tel quel en ses avantages pour ces thuriféraires systématiques. C’est toujours, en définitive, l’abolition des limites, des frontières, des distances nécessaires à la conservation des espaces vitaux d’autrui-(animal) qui est en jeu dans cette pantomime d’éternel retour du même être dominant, spéciste ou antispéciste — du moment que le système paraît résilient, du moment que, d’un animal l’autre ersatz, d’un travailleur l’autre automate ou IA, on est certain de rester là bien comme il faut sans, dans le fond, rien changer fondamentalement, usant toujours des mêmes moyens, ayant toujours les mêmes fins que vantent et signalent toujours les mêmes symboles, les mêmes néons archaïques.
C’est l’hybridation du monde.
À suivre pour déconstruire.
Gardant une distance szoociale.
« […] — on peut se demander si l’homme, derrière le mythe de la prodigalité fonctionnelle (« l’abondance personnalisée »), qui cache en fait l’obsession de sa propre image, ne penche pas plus encore vers une dysfonctionnalité que vers une fonctionnalité croissante du monde ? L’homme ne se prêterait-il pas à ce jeu des dysfonctions qui fait de plus en plus de notre environnement un monde d’objets figés dans leur croissance par leurs excroissances, déçus et décevants dans la mesure même où ils se personnalisent ? » (p.155 in Le système des objets. La consommation des signes, Jean Baudrillard — 1968).
M.
(partie VII)
— ΒΙΓΚΑΝΟΣΟΦΙΑ —
[1] p.15 (Tel Gallimard — 1979)
[2] Cf. p.32 in L’Animal que donc je suis (éditions Galilée — 2006).
[3] Pour comprendre Levinas. Une philosophie pour notre temps, p.140, p.42 & p.43 (Seuil — 2020). Pour en savoir plus sur cet ouvrage, on renvoie vers notre article :
[4] Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel (Champs essais — 2008).
[5] Le nouvel esprit du capitalisme, p.72 & p.592 (tel Gallimard — 1999).
[6] La fabrique des pandémies, p.215.
[7] https://pasteur-lille.fr/actualites/dossiers/antibioresistance-et-covid19/
https://www.ameli.fr/assure/sante/medicaments/antibioresistance/antibioresistance
https//www.lequotidiendupharmacien.fr/medicament-parapharmacie/medicament/les-consequences-du-covid-sur-lantibioresistance
[8] Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant, p.13 (Seuil — 2021).
[9] Ibid., p.14.
