AUX HORIZONS RÉANIMÉS — TOPO SUR « PERSPECTIVES SUR L’ANIMALITÉ. VULNÉRABILITÉ, EMPATHIE, STATUT MORAL » SOUS LA DIRECTION DE SÉBASTIEN BOUCHARD ET D’ENRIQUE UTRIA — ÊTRE ET TEMPS ANIMAUX

AUX HORIZONS RÉANIMÉS — TOPO SUR « PERSPECTIVES SUR L’ANIMALITÉ. VULNÉRABILITÉ, EMPATHIE, STATUT MORAL » SOUS LA DIRECTION DE SÉBASTIEN BOUCHARD ET D’ENRIQUE UTRIA

 

 

« (contre le vitalisme) : L’affirmation d’une continuité entre l’univers physico-chimique et celui de la biologie s’est maintenue pendant des siècles et s’est affirmée comme la seule valable. »
p.84 in Les corps transfigurés, Michel Tibon-Cornillot (édition MF – 2010, nouvelle édition)

 

« L’anticipation de la multiplicité des points de vue est bien prise en compte des possibles, incarnés par les points de vue d’autrui, grâce à un processus de pluralisation perspective. »
p.402 in Le lieu de l’universel, Isabelle Thomas-Fogiel (Seuil – 2015)

 

 

“Biosom ; bio-cogito ; cosmo-cogito.”
p.171 in Hominescence, Michel Serres (Le livre de poche – 2003)

 

 

 

   Dans la postface de l’ouvrage collectif intitulé Perspectives sur l’animalité. Vulnérabilité, empathie, statut moral, il est affirmé que durant très longtemps s’est reproduit une répugnance de la philosophie occidentale à penser la dimension animale de l’existence humaine[1]. Cela est tout à fait exact, au point que lorsque nous sommes devenu.e.s véganes, notamment grâce à nos lectures, K. m’avait vertement questionné : « Et dans toute la philosophie que tu as lue, il n’y avait rien sur les animaux ? » Hélas, non en effet, ou alors sous des formulations sans cesse négatives comme on trouve chez Martin Heidegger ou Descartes, de sorte que même lorsqu’il y est question des animaux on les ignore purement et simplement, cela ne vient à l’esprit que de façon transparente[2], dans la vérité de leur plus stricte existence en tant que phénomène biologique individué au sein du multiple. J’avais donc alors un peu — bêtement — honte, comme Jacques Derrida nu sous le regard déshabillant de son chat. J’étais tout à coup le réceptacle d’une accusation infinie — portée à travers moi à l’encontre des philosophailleurs de tous temps — au sujet des animaux à la fois symboliquement et réellement chosifiés, c’est-à-dire stricto sensu : désanimés. Voilà tout ce à quoi des siècles de métaphysique aristotélicienne, cartésienne puis heideggérienne semblait avoir mené : à l’anéantissement animal. Mais, direz-vous, quoi de différent d’avec la transformation croissante et s’accélérant des modus vivendi en modus de plus en plus spécifiquement operendi via le procès de l’élevage devenu industrie pure ? Rien en effet. Si seulement, d’ailleurs, il ne s’était agi que de philosophie et non pas d’exploitation véritable…
   C’est peut-être parce que les actes humains suivent des idées — souvent préconçues — qu’il faut d’abord que le traitement de la question animale change pour que le traitement des animaux change ensuite également. C’est ce à quoi s’emploie Perspectives sur l’animalité. Vulnérabilité, empathie, statut moral qui vient compléter nombre d’essais et de romans qu’on dirait trivialement animalitaires. Et justement, cet ensemble de textes qui « placé sous la direction de Sébastien Bouchard et d ‘Enrique Utria, […] constitue la première publication du réseau de recherche interdisciplinaire franco-québécois « Prendre en compte la vulnérabilité : définir, partager, agir », créé et codirigé depuis 2017 par Thierry Belleguic (Université Laval, Québec), Jean-Pierre Cléro (Université de Rouen Normandie-ÉRIAC) et Annie Hourcade Sciou (Université de Rouen Normandie-ÉRIAC) » s’avère répondre à deux problématiques contemporaines qui sont, pour nous, 1) la cause animale sous tous ses aspects et 2) une certaine hégémonie d’une philosophie analytique scandée par les intellectuel.le.s antispécistes francophones à tout le moins ; laquelle philosophie analytique noie le sensible sous les flots d’une logomachie désincarnée. Ces perspectives donc, loin de seulement proposer de « Couler des jours paisibles, en « laissant » tout être comme il « est », [en se fondant] sur un oublieux abandon de soi sur l’être-jeté »[3] en omettant dans le même temps la réalité d’une animal-ité perçue comme « être vivant sans plus (ein einem Nur-Lebenden) »[4], nous offre généreusement de penser la libération animale autrement qu’à la froide lumière d’un logicisme[5] orgueilleux et vain (vaniteux) — c’est là d’ailleurs clairement un de ses objectifs, ou résultats, commun. Quelque part, autrement dit via de nombreux chemins de traverses tous aussi passionnants et enrichissants les uns que les autres, le recueil Perspectives sur l’animalité. Vulnérabilité, empathie, statut moral emboite le pas du dernier essai d’Hicham-Stéphane Afeissa proposant d’[…] inventer un autre modus vivendi pour donner aux êtres vivants non-humains une chance d’évoluer selon leur propre ligne de fuite[6]. C’est cet horizon qu’il est ici donné de poursuivre avec pour moteur la « saisie intuitive » d’une expérience préréfléchie d’autrui comme un être incarné comme moi-même[7]. Cette expérience qui, de facto, est une expérience vécue en propre (Erlebnis), une expérience de la vie, est ce qui nous amène à éprouver la notion de communauté de destin(s) chère au travail de la philosophe Corine Pelluchon, et ses mots clefs — quoi ? ces « animots[8] » bien sûr ! — ce sont l’empathie et l’intersubjectivité, où l’on voit qu’on est en pleine phénoménologie merleau-pontienne parce qu’avant tout husserlienne. Comme nous sommes loin d’avoir fait le tour de toute épochè (mise en suspens, détachement, observation) de cette expérience animale que nous partageons à maints égards et degrés avec les autres animaux, il convient de continuer dans cette vie qui est pour nous aussi celle d’un animal laborans, animal au travail y étouffant son exis vitale sous sa propre vivacité — et animal mettant les autres animaux au travail à son service en leur déterminant des dates de fabrication (naissance) et de limite de consommation (mort) — en nous questionnant sur l’altérité animale oui, mais aussi en tant que nous sommes des « animaux alternatifs » partageant malgré tout avec l’ensemble du vivant ce qu’il faut bel et bien appeler une « communauté de joug »[9].
   Il y a donc beaucoup à lire dans ces textes foisonnants organisés selon quatre grandes parties que sont l’Ontologie animale, l’Éthique animale, Discours et fiction ainsi qu’un très bel et instructif Entretien final. Parce que nous avons bien entendu pris beaucoup de notes dans ce livre, mais de manière inégale selon notre propre subjectivité et ce qui nous aura le plus frappé, nous ne ferons pas ici un résumé de chacun des textes puisqu’ils sont assez « courts ». Ces textes sont issus d’un colloque de 2017 puis enrichis pour la présente publication, leurs auteur.e.s sont : Elisa Aaltola, Patrick Llored, Can Batukan, Jean-François Perrier, Jean-Yves Château, Aude Lambert, Enrique Utria, Nicolas Delon, Angela Martin, Lucile Piau, Stephen Thierman, Ralph Acampora, Christophe Al-Saleh, Jean-François Lhermitte, Sébastien Bouchard, Jean-François Chassay et Robert Michaud. Nous y avons énormément apprécié revenir sur les concepts et/ ou idées d’Emmanuel Levinas, Matthew Calarco, de la « rencontre interruptrice » identifiée par Jacques Derrida qui nous interpelle à donner de la voix quant à la condition animale. Nous y avons été invité.e.s à découvrir les travaux d’Edith Stein, ceux de Patricia Churchland sur la neurophilosophie, de la psychologie de Simon Baron-Cohen. Repenser à Martin Buber et Marc Richir à travers l’intelligence des auteur.e.s de cet ouvrage aura constitué une relecture tout à fait éclairante. Nous connaissions Simone Weil mais nous avons appris à connaître Josephine Donovan, Anat Pick, Evan Thompson et Barbara Smuts, etc.
   La notion de la vulnérabilité est centrale dans cet ensemble textuel. Il nous y est rappelé combien le toucher est primordial dans l’expérience vivante que chaque être fait du monde, et qu’il sait reconnaître un semblable dans le différent qui vient chaque fois à lui — et qui, d’une façon ou d’une autre, le touche même ne le touchant pas forcément physiquement. Ainsi on peut répéter là ce que P. Llored dit à la suite de Derrida au sujet [qu’il était rare jusqu’à présent] dans la philosophie occidentale de trouver une pensée de la vulnérabilité aux enjeux éthologiques, éthiques et politiques d’une telle radicalité[10]. Mais cette pensée désormais fait de plus en plus florès et c’est une bonne chose. L’engagement intellectuel et moral des auteur.e.s de Perspectives sur l’animalité en témoigne. C’est dire que s’il échoue là où « L’animal signifie en ne signifiant pas. L’animal signifie en étant. » et qu’on voit poindre le possible entendement d’une « polysubjectivité dans l’univers », le langage humain peut encore soulever le voile d’Isis même s’il y a une infinité de voiles, il est vrai que « la vérité est indéfinissable. Parce qu’elle est à la fois le chaos et le cosmos, [mais qu’]elle est la khôra.[11] » Retenons en passant qu’il y a chez l’animal quel qu’il soit, une « variation eidétique » et qu’on peut dire que, d’une forme l’autre, ce qui vient à faire sens pour nous quant à la coprésence des vivants en ce monde vient justement des « relations transindividuelles entre les animaux et les hommes […][12] ». En ignorant ces faits et celui que la vulnérabilité est une disposition affective et extrinsèque[13], de par son relativisme le spécisme relève en effet du « plus bas niveau de la réflexion éthique » comme l’écrit Enrique Utria[14]. Partant, dans « La vulnérabilité des autres animaux », Stephen Thierman conjugue les travaux de Jacques Derrida et Ralph Acampora et asserte que : « La question n’est pas alors de savoir comment faire entrer les autres animaux dans la communauté morale, mais comment ils en ont été exclus, étant donné que les êtres humains sont aussi des animaux avec leurs propres capacités réceptives et leurs propres vulnérabilités. » (p.231). C’est effectivement à vérifier par l’introjection et le partage de nos expériences vécues que l’on pourra, collectivement — et on dira aussi : communément — donner corps à cette profonde intuition.
   Ce voyage en animalité est également remarquable grâce aux textes de Jean-François Lhermitte sur « La question du propre de l’homme chez Pline et Élien », sur « Le sophisme de la nature humaine dans 1984 de George Orwell » de Sébastien Bouchard et « Animal, humain, posthumain : de l’empathie dans un univers postapocalyptique » de Jean-François Chassay qui revient sur l’œuvre de Philip K. Dick Do Androids dream of electric sheep ? — dont l’analyse rigoureuse nous a beaucoup intéressé.e.s en nous replongeant dans ce roman dont la dimension zoopathique nous avait pour bonne partie échappée il y a 25 ans (hélas). Pour finir, l’entretien de S. Bouchard avec Robert Michaud et son impressionnant travail nous apprend quantité de choses sur les bélugas du Saint-Laurent depuis les années 80, et combien la question de la disparition des espèces est alarmante et que les sujets de la biodiversité, du climat et d’une biopolitique d’ouverture sont les sujets de l’avenir, c’est-à-dire d’ores et déjà du présent mis en perspective(s).
   Si nous voulons un jour rendre aux animaux non humains ce qui leur appartient[15], et parce que la dimension affective du vivant est fondamentale, pour les animaux : ayons de l’affection.

 

M.

 

Œuvre d’Ana Teresa Barboza (2013, détail)

 

 

Table des matières du livre (pdf)

Présentation du livre sur le site de l’ERIAC

 

 

 

   [1] Op. cit. p.327.
   [2] La transparence étant bien sûr un euphémisme pour dire « invisibilité » ; et l’on pense alors qu’elle masque, et nous fait manquer, la trans-parentalité que nous avons avec tous les animaux.
   [3] Sein und Zeit, p.407 — Martin Heidegger (NRF – 1986)
   [4] L’Animal que donc je suis, p.42 — Jacques Derrida (Galillée – 2002)
   [5] L’avant-propos de Sébastien Bouchard et Enrique Utria est clair sur ce sujet distingue : « […] « la philosophie animale », essentiellement d’orientation continentale, par opposition à l’« éthique animale », bien souvent analytique, logicienne, développée par les pionniers contemporains de la libération animale. » (op. cit. p.9)
   [6] Cf. Manifeste pour une écologie de la différence, p.127 (Editions Dehors — 2021).
   [7] Op. cit. dans l’avant-propos, p.9.
   [8] Sur le « dernier Derrida » et son œuvre, voir notre article.
   [9] Cette notion est ancienne, dont S. Bouchard et E. Utria nous rappelle que G. Simondon y est revenu dans son précieux travail sur l’animalité. Ainsi de l’intersubjectivité : « Simondon rapporte que les Grecs avaient un mot pour désigner la relation si profonde qui entraînait la mort d’un bœuf de labour, par sympathie, après la mort accidentelle de l’un de ses compagnons : suzugia, communauté de joug. » (p.10 in Perspectives sur l’animalité. Vulnérabilité, empathie, statut moral).
   [10] Ibid. p.55.
   [11] Cf. dans le texte de Can Batukan, pages 62, 65 et 66. Concernant la khôra, voir ici notre texte.
   [12] Termes empruntés respectivement à Jean-François Perrier dans « En deçà de la langue. Phénoménologie de la vie animale chez Marc Richir » (p.86) et Jean-Yves Château dans « L’animal et la philosophie de Simondon » (p.114).
   [13] Cf. in « Réflexions sur la prise en compte de la vulnérabilité chez les grands singes » de Lucile Piau (p.192) et « Statut moral et vulnérabilité animale » de Nicolas Delon (p.165).
   [14] Ibid., p.135 in « Vulnérabilité animale et théories morales » d’Enrique Utria.
   [15] Cf. le texte de Christophe Al-Saleh « Pitié pour les animaux ! » (p.244).

 

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