NOTRE HISTOIRE OU LE PARTAGE OBLIGÉ DES AFFRES HUMAINES — D’APRÈS « LE POINT DE VUE ANIMAL » D’ÉRIC BARATAY

NOTRE HISTOIRE OU LE PARTAGE OBLIGÉ DES AFFRES HUMAINES — D’APRÈS « LE POINT DE VUE ANIMAL » D’ÉRIC BARATAY

 

« Seule l’espèce humaine est engagée dans une aventure
dont le but n’est pas la mort, mais la réalisation d’elle-même. »
Raymond Aron
p.52 in Introduction à la philosophie de l’Histoire

 

9782020982856   Avec le recul, fort des apprentissages que l’on fait auprès des éthologues, des philosophes, des militants de la cause animale « de tous poils », il est des pensées, quoi ! des idées mettons, qu’il est grand temps de mettre au rencart. Allez zou ; du balai. Car qu’on puisse, en 1938, écrire la supériorité d’Homo sapiens en s’appuyant sur un darwinisme dont on se débarrasse aussitôt et qu’on dise que « […] l’évolution arrêtée dans le règne animal se prolonge dans l’humanité »[1] passe encore […], mais donner l’espèce humaine pour ayant seule un but vital transcendant, c’était, et a fortiori quand on sait ce qu’il s’est immédiatement passé ensuite — la seconde guerre mondiale — se fourvoyer ou faire preuve d’une naïveté béate, à moins qu’on hésite entre un positivisme qui s’ignore et un conservatisme gaulois, quand justement l’auteur de cette historique introduction parlait d’Auguste Comte et disait de lui que « […] par exemple, [il] s’est progressivement découvert et construit un passé où les êtres et les événements étaient disposés en fonction du rôle et de la signification que la religion de l’humanité leur réservait. »[2] N’est-ce pas justement ce que l’Homme, depuis sa majesté auto-constituée fait de tous temps ? Mourir et faire mourir médiocrement en prétendant le contraire et en niant à ce destin divin toute autre participation que la sienne ? C’est tout à fait ce que démontre et raconte très bien en 2012 l’historien Éric Baratay dans son livre Le point de vue animal.
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    Tout (re)commence enfin lorsque Éric Baratay, historien, professeur à l’université delait-vache Lyon 3, part du constat suivant : « […] c’est toujours l’homme que les historiens traquent, et non la bête. » (op. cit. p.20) Pour une fois, traquons-la, cette bête. Allons donc en effet sur ses traces oui — et ça n’est pas Jacques Derrida qui aurait réfuté cette notion de trace — pour aller à la recherche d’autres empreintes que celles des hommes dans ce qu’ils appellent Histoire, sur des traces griffus, à l’affût des marques et des lieux territorialisés par l’animal à son insu, forcé passager de nos cruelles péripéties, nos vérités fictionnelles, notre réalité crue dont on fait souvent un bien étrange sabotage. Comme le dit l’auteur p.25, outre leur conviction que l’animal n’est qu’un objet sans intérêt intrinsèque, les chercheurs ont aussi souvent la volonté de ne pas remettre en cause la manière dont l’homme le manie, notamment lorsque l’animal est au premier plan dans les activités de domestication, élevage, abattage, chasse ou « jeux », des combats de coqs à la corrida. Ça n’est pas que jalonné de guerres l’Histoire — bien que si souvent — au sens humain du terme. Mais quand on y regarde de plus près, quand on le veut bien, on y découvre alors toujours une guerre sourde par notre silence à son propos, guerre silencieuse que ne rompent plus que de loin en loin les cris déchirant des animaux que l’on abat.
   Loin de nous d’établir ici le triste florilège des exactions des hommes à l’encontre de nos voisins habitants de la Terre. L’homme est un loup pour l’animal, écrivions-nous dans un article sur un ouvrage d’Henri Atlan, et il faudrait aussi rappeler combien la fable de La Fontaine Le Loup et l’Agneau dit tout de nous quand elle moralise que la raison du plus fort est toujours la meilleure, et nous montre à quoi tient très objectivement la justice… encore qu’il faut en dénoncer au passage la notion injustement naturaliste puisque qu’il n’y a de zoon logon politikón (ζῷον λόγον ἔχον) que l’Homme et que par conséquent la « raison » et la « cruauté » dans la Nature ne vont pas de pair, qu’il n’y a de cruelle que la raison et surtout pas la sauvageté, si l’on nous permet le néologisme, contrairement à la prétendue sauvagerie, humaine certes, mais dérivée ou inhérente à la nature animale d’humanités dites « primitives » ou encore et comme par analogie « désaxée » soit : hors civilisation.
portrait_eric_baratay   Un loup pour l’animal : qui plus est le seul et unique s’attaquant techniquement à ses voisins. Par exemple les vaches laitières, pour lesquelles nous rappelle Baratay (p.31) qu’aux 19ème et 20ème siècles l’objectif était d’en tirer le meilleur parti, productif, rentable, en développant le potentiel « d’usine rumenale » » (réf. J. Risse Histoire de l’élevage français, 1994.). Souvenons-nous des images de l’INRA des années 70 où l’on voit pour la première fois à la télévision une « vache à hublot », un (zoo)technicien plongeant tout entier son bras dans la panse de celle-ci pour y prélever la rumination, l’étudier et faire de savants calculs afin qu’elle produise plus. Il faut savoir que le système actuel n’hérite plus en rien de quelconques « traditions » séculaires. La rupture initiée avec la conversion laitière est achevée, poussée jusqu’à rompre le lien avec les générations qui a fait le succès du vivant et assuré la survie des espèces[3]. Ainsi apprend-on que l’insémination artificielle dès 1960 libère les éleveurs des mâles (cf. p.158) et qu’il ne reste plus guère de races bovines différentes à force de sélections et de croisements génétiques. La vache bleu blanc beige est préférée parce qu’elle donne des veaux plus lourds. De la sorte, incapable même de vêler avec l’aide de l’éleveur à cause de son corps inadapté, c’est toujours par césarienne qu’elle met bas. Il s’exerce sur les animaux de ferme ce qu’Éric Baratay nomme à juste titre une violence paroxystique puisque dans le souci du rendement les hommes sont toujours plus violents avec eux, les poussant au bulldozer, les frappants, les traînant enchainés, les tuant conscients en contournant les directives de 1964 pour satisfaire à la demande de viande respectueuse des rituels religieux. Contre l’idée contradictoire de l’animal-machine, cette manière de se comporter prouve pourtant bel et bien, comme le souligne l’historien, que l’animal n’est jamais considéré comme une machine (on ne se comporte pas ainsi avec son vélo, sa radio, etc…)[4]. Autour de l’an 2000, il ne reste principalement en France que trois races constituant 98% du cheptel. La réduction de la variabilité génétique est tombée en deçà de ce qu’elle était avant l’ère de la domestication (cf. p.91). On ne pratique plus que la sélection des meilleurs mâles, des meilleures femelles, etc.
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   On se sent moins proche sans doute maintenant, à l’heure des périphériques et des autoroutes, de l’ère — baudelairienne et spleenétique aussi pour cela : — de la CGO (Compagnie Générale des Omnibus) où le tout Paris se métamorphosant sous l’impulsion du Second Empire se met à circuler dans tous les sens. C’est alors l’essor des omnibus, le transport en commun moderne, que tirent à hue et à dia dans toute la capitale, des centaines de milliers de voyageurs par an, des chevaux dont on cherche à profiter de toute l’énergie en en rentabilisant au maximum l’entretien.CGO D’ailleurs, comme quoi l’émotion du public face à la maltraitance animale ne date pas d’hier, Baratay précise que le dernier trajet hippomobile parisien, en 1913, est salué par la presse comme « la fin de l’esclavage chevalin »[5]. C’est alors tout l’Occident qui s’émancipe grâce à l’exploitation animale technicisée. Le 19ème siècle ouvre un enrichissement croissant de la société à proportion qu’augmentent la chasse, l’équitation, les spectacles tels les cirques, les zoos, les « combats entre bêtes ou avec l’homme ». (p.41)
   Quel que soit le secteur d’activité, c’est dès les années 1880 que les zootechniciens procèdent aux transformations des corps des animaux en fonction de la production. En clair, c’est depuis l’ère industrielle, et toute tradition n’est en réalité qu’un décorum mercantile.
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   Il faut lire ce livre pour découvrir, après les romanciers certes qui seuls ou presque témoignèrent car longtemps les archives ne s’intéressent point au sort des animaux, ce qu’il advient des chevaux dans les mines — souvenez-vous du cheval mort qu’on remonte du fond dans Germinal — et de leurs congénères embarqués dans d’insensées chevauchées durant la Grande Guerre : la boue, les blessures, les fuites, les obus, les explosions, la faim, la pourriture, l’odeur du sang, les gaz… et en 14-18 les chiens aussi ont servi la patrie, les patries. Pas seulement les chiens estafettes chargés pour le coup comme des mulets, mais les mulets eux-mêmes réquisitionnés dans les fermes en même temps que les chevaux, les chèvres, les chiens errants… et les pigeons voyageurs dont la folie des combats fait dire aux hommes qu’ils délivrent des messages personnels et prophétiques […], si bien que plus tard des monuments de l’Armée les citent, tout comme les citations de tel ou tel chien. Et tout ce petit monde se retrouve dans les tranchées, chiens, chats, bestiaux, rats, puces, poux, mouches, souris, mulots, « prolifération de corps sales », de « cadavres » (p.38).Cheval_dans_une_galerie_dans_le_puits_du_Magny_a_Montceau_les_mines450
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   Éric Baratay nous parle également de façon très détaillée de la corrida. Là non plus, pas de réelle tradition sinon qu’une forte pression dès le 19ème siècle de la part de quelques aficionados pour imposer en France cette pratique. Citons en exemple ce qu’on lit p.91 de la transformation du taureau : il a dès lors « des cornes moins longues, moins larges. Plus étroites que le corps du taureau, de manière à leur faire longer le torero sans grand risque et à leur faire passer aisément sous l’aisselle de l’homme au moment de l’estocade. » Tout est mis en œuvre pour présenter ce ruminant débonnaire et craintif comme une bête sanguinaire. Mais il ne s’agit en vérité que d’une mascarade savamment orchestrée. La honte nous vient quand on pense qu’à l’apogée de l’existentialisme et au début du post-modernisme des penseurs et artistes ont prêté leurs voix pour supporter cette pratique, ainsi Picasso, Montherlant, Bataille, Leiris. Il fallait faire fi de l’animal victime pour ne mettre en lumière que le combat de l’homme idéalisé qui se cherche en surhomme.
corrida  Pourtant les hommes n’ont pas toujours pensé les animaux comme des produits, des marchandises ou des faire-valoir ou des souffre-douleurs. Baratay évoque le totétisme (pp.46-47). Il n’y a, pour lui, donc pas de raison pour que la conception occidentale n’évolue pas. Elle peut bien en effet changer et adopter le point de vue animal. Cela nous fait penser au sacrifice qu’évoque Derrida dans L’animal que donc je suis. Au sujet du sacrifice, c’est à Claude Lévi-Strauss qu’on veut ravir l’idée suivante issue de La pensée sauvage. Il y a est écrit que « […] son but est d’obtenir qu’une divinité lointaine comble les vœux humains. » Il s’agit, précise l’ethnologue, d’une continuité compensatrice qui doit remplir en quelque sorte une carence initiale. C’est effectivement ce qu’il se passe aujourd’hui, depuis maintenant 70 ans, dans le procès hyper-mécanisé, virtualisé, des pléthores sacrificiels auxquels se livrent les humains pour des enjeux non pas — même pas — nourriciers mais purement économiques. Dans l’éloignement de Dieu dont le monde scientifique empêche désormais qu’[Il] y produise des miracles, ces créatures y sont toutes assujetties aux désidérata humains. A ce vide divin correspond l’immanence du jetable, le monticule sans fin du déchoir (les déchets et les déchetteries) parmi lequel figurent les vivants démembrés que l’on nomme les animaux. L’Homme y est bel et bien un être déchu qui choit, dévale, dégringole dans le gouffre transcendant de l’ultra-mort ritualisée d’une sacrificielle et impossible croissance.
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1914-1918-animaux-et-heros  Il demeure un espoir malgré l’emballement de la machine destructrice. Il faut que chacun veuille que cesse les métamorphoses des modes esthétiques et techniques, des chiens, des chevaux, bovins, porcs, ces derniers qui à l’état de nature vivent dans les forêts, se nourrissent de glands et courent beaucoup et transhument au lieu de cette vie de gavage et d’enfermement qu’on leur fait subir : fermes, soues, stalles, fragilité, souillures, essoufflement, surmédication, violences. Comme l’indique l’auteur, nous devons prendre en considération les animaux pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous voulons qu’ils soient, à l’instar de l’INRA chargé de faire des poules moins stressées en cage ou des vaches moins préoccupées de leurs veaux. Or c’est bien en partant de vécus animaux, qu’on dit pourtant ne pas voir et ne pas croire, qu’on modifie ainsi les bêtes plutôt que leurs conditions de vie[6].
   L’espoir, c’est que des chercheurs commencent depuis une vingtaine d’années principalement, de voir les choses autrement. Ils n’hésitent plus à soutenir que c’est l’absence de ces effets qu’il faut prouver et non leur présence, ce qui constitue un retournement complet par rapport aux théories réductionnistes[7].
   La parole à Éric Baratay pour conclure ce petit éloge pour un travail formidable et rare :
« Oublions un moment le souci de caste sur lequel ont été fondées la plupart des thèses religieuses, philosophiques, scientifiques, déployées de l’Antiquité à nos jours pour définir les animaux, et l’on est étonné, en se mettant sur le seul plan intellectuel, de leur pauvreté, de leur cécité, de leur réductionnisme vis-à-vis de vivants qui s’avèrent pourtant des êtres exceptionnels à l’échelle de l’univers, puisque nous n’en découvrons aucun autre ailleurs. […] dénier ou accorder une histoire à d’Autres n’est pas un geste innocent, mais politique. » (pp.386-387 & 388)
   Et une question à toutes celles et ceux qui pensent que la vie n’a pas de prix :
Comment se penser libre au monde sans savoir comment ni de quoi il est constitué ?
M.

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   [1] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’Histoire, p.44.
   [2] Ibid. p.156.
   [3] p.159 in Le point de vue animal.
   [4] Ibid. p.173.
   [5] Ibid. p.35.
   [6] Ibid. p.353.
   [7] Ibid. p.60.

Une réflexion sur “NOTRE HISTOIRE OU LE PARTAGE OBLIGÉ DES AFFRES HUMAINES — D’APRÈS « LE POINT DE VUE ANIMAL » D’ÉRIC BARATAY

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