FRAGMENTS CINÉMAZOOGRAPHIQUES À L’AUBE LIBÉRATRICE — LECTURE DE « APRÈS LA NUIT ANIMALE » — UN PASSIONNANT ESSAI DE JONATHAN PALUMBO

LECTURE DE « APRÈS LA NUIT ANIMALE » — UN PASSIONNANT ESSAI DE JONATHAN PALUMBO

 

« Parfois, l’abattoir rappelle le théâtre. Tout abattoir est équipé d’un énorme tambour, bardé d’électronique, commandé par un clavier pour présenter le cou de l’animal au couteau de l’abatteur, ce qui permet de pratiquer à l’identique l’égorgement à vif tel qu’on le constate dès le Mésolithique. En ce domaine il n’y a pas eu de variations depuis des millénaires quel que soit l’appareillage. »
p.14 in Le coup fatal — Élisabeth Hardouin-Fugier (2018)

 

« L’empathie et la mimesis restent des voies royales de la création artistique, qui prolonge à sa manière les antiques pratiques des chamanes […] » (François Bernard Mâche)
p.47 in Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, sous la direction de K. L. Matignon (2000 / poche 2003)

 

« La place de l’espèce humaine dans la chaîne alimentaire… serait-ce là la connaissance innommable, le tabou ultime, qui donne naissance à l’art du grotesque ?… ou à toute forme d’art, de culture, de civilisation ? »
p.359 in Hantises — Joyce Carol Oates (1994)

 

   À la lecture de Après la nuit animale, je me suis immédiatement remémoré — mais ce film est pour moi une référence absolue, un memento mori et une source inspirante et d’aspiration — le film de Ridley Scott adapté du roman de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep ? — je veux parler du grandiose Blade Runner sorti en salles en France en 1982. Je ne vais pas vous faire le pitch de ce film que tout le monde ou presque connaît. C’est pour moi le plus beau polar noir de science-fiction qui existe, tant par son scénario que par la qualité de son image, où alors la synthèse associée de nos jours n’existait tout bonnement pas, et à l’instar du 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), c’est un pur joyau esthétique et intellectuel… où il n’y a plus d’animaux. Chez Kubrick les primates sont devenus des humains par l’haptique (le sens du toucher, le contact) avec le monolithe. Chez Scott, la Terre est surpeuplée et c’est un désert de vie (comme dans le roman de K. Dick où les animaux sont des contrefaçons technologiques), et les humains fabriquent des forçats humanoïdes qu’ils envoient dans les colonies de l’espace faire le sale boulot. Comme ce sont des « machines » ultra-fortes et ultra-sensibles, leur durée de vie est génétiquement programmée pour cesser rapidement. Durée de vie du Nexus 6 ? Quatre ans.
   Mais trêve de bavardage sur mon film préféré. Ce que je voulais vous dire, c’est qu’il n’y a d’animaux que faux — que réplicants — dans Blade Runner puisque notre planète est moribonde (l’action se passe en 2019, ça va vous dire quelque chose dans pas longtemps ça…) et qu’en lisant l’essai de Jonathan Palumbo, essai qui est son mémoire d’étudiant en scénario à la Fémis sous la direction de Nicole Brenez qui en signe la préface ici chez Marest Éditeur, — j’ai immédiatement, c’est-à-dire dès les premières lignes, pensé au hibou dans l’obscure salle de la Tyrell Corporation où le grand patron de la biomécanique met en présence le flic Deckard (Descartes ?…) et l’énigmatique Rachel. Ce hibou, symbole de la Tyrell Corporation, est un indice important dans le film. « Les yeux, juste les yeux. » dirait Hannibal Chew dans son laboratoire-congère. Et effectivement, si vous avez un doute sur l’identité de Rick Deckard, soyez attentif aux regards et aux effets catadioptriques.

   Ce petit préambule pour dire que Jonathan Palumbo n’a pas manqué son coup (d’essai) en écrivant ce mémoire et en le faisant publier. Son éditeur non plus d’ailleurs. Voilà un bel ouvrage comme on aime en lire chez les Veganautes, de ceux qui, comme L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin, ou bien chez Roland Barthes (Sade, Fourier, Loyola ou Fragments d’un discours amoureux), ont cet esprit éclectique et de synthèse ayant la douce qualité de vous en apprendre tout en allant chercher plus du réel au-delà de l’apparente réalité. Vous suivez ? En clair l’auteur ne s’est pas fait une montagne sacrée de travailler sur les images d’abattoir(s) au cinéma depuis qu’il existe (le ciné, pas Jonathan !). C’est que, tout comme l’énorme frémissement et dispersement du vivant (the blowing up of Life), Palumbo nous fait la monstration du côté freak et révélateur du septième art ; comme le dit Nicole Brenez du buisson sphérique à trois pôles déhiérarchisés et à 1 747 851 branches mis en avant par Carl R. Woese, Otto Kanlert & Mark L. Wheelis en 1990, […] avec les recherches contemporaines sur l’ADN et la phylogénèse, se fondent scientifiquement la solidarité de l’ensemble du vivant, que celui-ci soit animal ou végétal[1], et dans le cinéma autant qu’ailleurs, voire plus par ses spéciaux effets grossissants et cathartiques, tout est foisonnement comme un soleil, comme la lumière d’un projecteur et le fourmillement de ses ombres dansantes dans ce qu’il convient bien d’appeler une communauté génétique, c’est vrai, que traduisent en termes politiques et comme un remake de ready-made, l’antispécisme et le transpécisme qui n’ont pour but que de faire voir — de re-présenter — le spectacle de cette histoire vraie[2], comme celui de chaque individu composant cette extraordinaire fresque mouvante (κίνησις / kinèsis) et sensible comme la pellicule délicate (et temporalisant) du film universel de la vie.
   Oui ; l’universalité de la vie est toute relative et liée à l’hypothétique découverte de formes de vie ailleurs que sur Terre, notre bio-planétoïde. Vous avez raison. Mais comme l’avançait Hans Jonas dans Évolution et liberté « […] la matière se formant lors de la formation du big-bang primitif devait déjà comporter la possibilité de la subjectivité — […] » (p.225, Rivage Poche).
   Avec ce joli travail, Jonathan Palumbo nous offre à méditer sur la condition animale par le biais cinématographique dont l’émergence coïncide historiquement avec l’apparition de l’abattage moderne des bêtes. Ainsi le cinéma s’est-il fait dans les premiers temps le chantre de la domination de l’humanité sur l’animalité. L’auteur parle de notre mainmise sur le reste du vivant, et ce dès lors que peindre l’animalité fut le geste par lequel l’homme s’en sépara, à la fois par son invention technique et par le divorce qu’il actait[3]. Et d’ajouter que c’est à travers son prisme, à la même période, que débute la réification de l’animal, où […] le cinéma se fait bien plus souvent l’écho des cris de victoire des hommes que des cris de souffrance des bêtes[4]. Fort de son amour pour le cinéma, de ses recherches, de ses connaissances et de sa très pertinente analyse, J. Palumbo nous éclaire tout au long de ses textes à l’intérieur des salles obscures de l’art en question et de ce qu’il nous raconte d’une autre part obscure : celle de nos relations aux animaux asservis et chosifiés de la réalité à la fiction — à moins qu’in fine les images aient quelque chose à dire, à revendiquer en tant que calque du réel à propos de ce que « vivent » malgré eux les animaux et à cause de nous, nous qui modifions leur réalité et la reportons dans cet autre espace-temps qu’est celui de la représentation cinématographique. C’est qu’en fait, toutes les sociétés, dans le monde entier, expriment à un moment ou un autre notre rapport exploiteur et dévorateur aux animaux (c’est un différentiel que le spécisme) dans des formes « cinématiques » artificialisées pour s’enrichir d’une « cinétique » (masse, pesanteur) quand vient le temps du regard porté sur la chose filmée (critique a fortiori ou a posteriori de l’époque, de la culture, qui produisent l’objet cinématographique). Il y a alors « un discours sur le lieu et le temps » où l’histoire racontée advient (p.25). Parmi de nombreux exemples allant des prémisses du cinéma à nos jours, Palumbo nous entraîne dans ce qu’il convient d’appeler une rétrospective (on rembobine le film de cette histoire-là que récite Après la nuit animale) afin de mettre les choses en perspective, en contre-champs de ce qu’est le monde actuel — celui qui est filmé et celui qui filme : un monde hominisé qui s’est développé aux dépens des non-humains.
   Les amateurs de bon cinéma (qu’il soit hollywoodien ou d’auteur, ou d’art et d’essai) apprécieront la grille de lecture qu’offre Jonathan Palumbo d’œuvres comme Benny’s video de Michael Haeneke à propos du pouvoir, de l’hybris et de l’usure, du rapport à l’autre quand la réalité est altérée par l’illusion qu’en donne le visionnage tel qu’il peut vous absorber et vous faire perdre le sens du réel. Un monde où la supériorité de l’homme n’est qu’une chimère, mais où cette supériorité s’exprime par le meurtre de l’autre (humain-e ou animal-e), meurtre censé être devenu parfaitement anodin comme ces images qui tournent en boucle (cf. autour des pp.36 et 37). Mais le meurtre, comme la viande, n’est jamais anodin.
   Survient alors, tandis que Palumbo continue ses filmesques démonstrations autour de fictions aussi bien de (longs métrages) documentaires comme The Animals Film de 1981 (p.50), ce superbe insert littéraire que : « la viande est toujours le produit d’un attentat à la vie » (p.60). Après la nuit animale, titre qui pourrait effectivement être celui d’un film noir ou d’un giallo, parvient à nous remettre en position de spectateurs et spectatrices et à la fois d’acteurs et actrices de ce théâtre qu’est le monde animé. Cet essai réussit parfaitement la synthèse d’une réflexion antispéciste aboutie et d’une critique artistique de genre très intéressante et propre à vous faire vous dire : « Mais pourquoi on n’a pas arrêté la viande après avoir vu Benny’s vidéo ? » — entre autres. On s’demande…
   C’est que la terrible rationalité de l’humain est très puissante et que l’un de ses plus grand pouvoir sur les animaux c’est de nous enfermer dans la dissonance cognitive et qu’il faut être disposé-e, allez savoir quand et comment, cela dépend de chacun-e, pour s’apercevoir que l’humain est par excellence celui qui […] décide, pour parvenir à ses fins, d’utiliser l’autre comme un moyen d’assouvir ses désirs égoïstes en faisant de lui un pur objet dépourvu de droit à la vie[5]. Et tout en nous parlant de Massacre à la tronçonneuse tel qu’on n’avait donc pas voulu le voir il y a des années ; en nous incitant à découvrir des films moins connus du grand public comme La mécanisation du pouvoir de Siegfried Giédion (1948) ou Dans ma tête un rond-point d’Hassen Ferhani (2015), ou bien encore (et notre liste n’est pas exhaustive) Gorge, cœur, ventre de Maud Alpi (2016) ou Abattoirs de Thierry Knauff (1987) ; en digressant autour de Marx, de Deleuze, Bacon, Genet ou Del Amo ; en évoquant la force des images et leur subversivité (leur pouvoir révolutionnaire) de Franju à L214 ; en nous dévoilant des propos surprenants d’un Depardieu révolu ; Jonathan Palumbo affirme sans détour qu’en 2019 on a beau avoir vaincu la peste et marché sur la Lune depuis longtemps, on tue toujours des animaux[6]. C’est pourquoi il faut affirmer vouloir faire tout un cinéma du sort réservé aux animaux dans notre civilisation de l’ersazt et de la fabula narratur[7].
   Mais c’est trop peu en dire et nous vous invitons expressément à lire Après la nuit animale car c’est un fabuleux récit animaliste et cinéphile qui renouvelle fort agréablement la pensée pour la condition animale. Et tandis que le vivant résiste à la mécanisation du monde, écrit Palumbo page 72 en suivant le fil conducteur de son essai qu’est le formidable récit de Flaubert La légende de Saint-Julien l’Hospitalier[8] (1877) que nous avions lu dans le courant de cette année, nous rejoignons l’affirmation palumbienne que : « Comme le travelling, le panoramique est affaire de morale. » (p.77) Peut-être que, à l’instar de Blade Runner où les animaux sont des faux, notre confusion à prendre les choses du monde pour des artefacts au sein de notre système représentatif nous empêche de croire en la réalité du mal que nous fabriquons ? Pourtant il existe un cinéma, une façon de montrer des images qui pourfend l’écran de l’illusion et mène plus sûrement au réel. Il est temps de tourner la caméra vers nous et d’oser regarder en face ce que nous allons découvrir de qui nous sommes et de ce que nous faisons. On pense alors, comme de passage dans un musée animalier, au court métrage de Chris Marker La Jetée, et à tout ce que nous avons à perdre — ce monde — en laissant perdre autour de nous les animaux.

 

M.

 

   [1] In Après la nuit animale, p.10 et p.11.
   [2] Ibid., p.11 et p.13.
   [3] Ibid., p.18.
   [4] Ibid., p.21 et 22.
   [5] Ibid., p.70.
   [6] Ibid., p.72.
   [7] À ce propos, qu’on se rappelle ce qu’écrit à la suite de Jacques Derrida Patrick Llored sur le « Je » et l’ambivalence du pharmakon (ce qui soigne et peut empoisonner, sur l’ambivalent comme l’est l’outil cinématographique : « Les animaux sont ainsi devenus des « sujets » politiques à part entière mais jamais être reconnus en tant que tels par les zoopouvoirs modernes qui vivent de et pour cette dénégation fondatrice de la culture humaine. » (pp.38 et 48 in Jacques Derrida. Politique et éthique de l’animalité)
   [8] Citation du cerf dont Julien vient de massacrer la famille : « Tue ma famille, et tu tueras la tienne. C’est ce qui arrive à Julien, car l’homme, même « amputé, coupé de son animalité » est membre de l’immense famille des animaux. Tuer l’autre, c’est donc se tuer soi-même. »

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