SOLASTALGIA — CONTRE L’ESSEULEMENT LA MORALITE UNIVERSELLE DE MARC BEKOFF : LES ÉMOTIONS DES ANIMAUX

SOLASTALGIA —  LES ÉMOTIONS DES ANIMAUX DE MARC BEKOFF
 La véritable éthique exclut de porter préjudice à la vie.
Albert Schweitzer
 Les émotions des animaux
    Malgré les avancées de nos connaissances sur les animaux, dans le sens du naître-avec, il existe encore parmi ceux qui sont censés savoir (avoir ces connaissances, les maîtriser mieux que le commun des mortels), chez les scientifiques qui les étudient donc, d’invisibles barrières, de véritables œillères, des tabous difficilement contournables. Car ces gens qui scrutent, auscultent au plus près, refusent encore pour bon nombre de voir l’évidence : les animaux ont des émotions.
   Dans son livre LES ÉMOTIONS DES ANIMAUX (2007) Marc Bekoff, spécialiste du comportement animal, professeur de biologie à l’Université du Colorado, n’hésite à contredire sans détour les détracteurs des animaux, ces cartésiens contradictoires. Affirmer que les émotions animales n’existent pas, c’est de la biologie de bas étage (p.18). Car enfin, quand on prend le temps d’observer les animaux, et ce à la faveur de leur vie dans la nature ou dans les conditions les plus proches possibles et non dans les espaces confinés des laboratoires, on se rend bien compte que les animaux sont animés par des émotions, qui sont autant de liens évolutifs au sein du vivant dans sa diversité, des traces de caractères évolués (p.19). Certes, parce que nous sommes des êtres dissemblables des animaux que nous étudions, il y a des difficultés pour établir avec certitude certaines connaissances[1]. Et c’est en vertu des incertitudes croisées sur le chemin de la connaissance que des savants — qui implicitement admettent ne pas (tout) savoir — font tout de même des choix partiaux et extrêmement critiquables. Ainsi, faisant fi des questions de moralité, font-ils subir aux animaux des traitements d’une violence inouïe, et répétée, au nom du silence animal ; silence en tant que l’animal ne parle pas et ne peut pas corroborer par exemple le fait que « quand il agit comme s’il avait mal, il ne le communique pas explicitement ». On croit rêver… Bekoff réagit avec la bienveillance qui l’anime toujours et nous dit qu’il croit profondément que la morale devrait toujours éclairer la science[2].
Suricates   À l’instar de l’éthologue Joyce Poole, Marc Bekoff a pu constater que lorsqu’un animal paraît manifester une souffrance ou tout autre forme d’émotion, c’est que ces émotions existent réellement et qu’elles ne sont ni des ersatz, ni des imitations, ni des faux-semblants ou bien encore de simples interprétations que nous faisons face à ces comportements. Dans bien des cas — des cas où toujours là où l’on voit des émotions c’est qu’elles sont vraiment là — les émotions sont plutôt faciles à reconnaître, à comprendre. Dans d’autres, s’il faut prendre le temps nécessaire pour percer à jour ce qui s’émeut, alors prenons-le. Et dans le pire des cas, qui ne prête à aucune néfaste conséquence, si les animaux ressentent des émotions que les humains ne comprendront jamais (Poole), il n’y a aucun problème à cela. Comme on l’a vu dans notre lecture d’Henri Atlan à propos de l’empathie, même si « demeureront probablement toujours des « incompréhensions » dues à nos différences, nous n’en sommes pas doués pour le moins d’intropathie (Einfühlung) (Theodor Lipps), savoir possédons cette capacité à sentir quelque chose chez l’autre, quand bien même ce ressenti soit difficilement identifiable. Et qui plus est, les plus récentes études montrent très clairement que structurellement les cerveaux des mammifères sont fort ressemblants à ceux des hommes[3]. Cela signifie que nous sommes construits — ou plus exactement que nous avons évolué sur un même modèle avec des variantes, lequel modèle indéniablement montre que les autres espèces ne peuvent pas ne pas ressentir des émotions. Comme pour l’Homme, cela leur est vital. L’étude comportementale des animaux ne fait qu’aller dans le sens de choses qui sont des évidences pour qui les côtoie de près[4].
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    Marc Bekoff espère promouvoir et de façon pérenne un changement de paradigme. Il est très important, puisque justement il demeure parfois des incertitudes, de laisser aux animaux le bénéfice du doute (p.62), au lieu de continuer des les faire souffrir lors des expérimentations menées sur des centaines de milliers de cas par an. D’autant que 1) la plupart des expériences ne sont pas probantes ni pour bien connaître les animaux, ni pour en tirer profit pour le bien-être humain et 2) qu’il existe des alternatives tout à fait performantes au modèle animal (cf. Arthur Konberg). De toute évidence, dans le contexte où désormais la technique donne toujours plus d’élan à la science, la proposition de Bekoff est des plus raisonnables : « Respecter, protéger et aimer les animaux ne compromettrait pas la science. Cela ne veut pas dire non plus que les hommes seraient moins respectés, moins protégés et moins aimés. » (p.61). Et puis il est tout de même plus intéressant pour assouvir notre curiosité et la rigueur scientifique que nous voulons lui allouer, d’employer l’éthologie cognitive au lieu de mettre les animaux dans des situations artificielles et inconfortables en espérant en tirer un savoir pertinent. Bien évidemment, si l’on sépare dès sa naissance un bébé singe de sa mère et qu’on l’observe seul et sans contact, que croyez-vous que vous observerez si ce n’est un individu qui, privé de sociabilité, de maternité, tournera à la folie et retournera sa solitude contre lui en se rongeant les membres jusqu’au sang, etc. ?
Jasper
(Jasper : ours sauvé après 15 années de captivité en cage, mentionné dans le livre)
   On remarquera que Bekoff va, à sa manière, contre la phénoménologie lévinassienne du visage. À sa manière parce que dans Les Nourritures, Corine Pelluchon corrige elle aussi le point de vue d’Emmanuel Levinas qui ne voit rien d’existant à proprement parler dans l’animal, lui refusant qu’il ait un visage, apanage de l’Homme. Marc Bekoff nous dit : « Quand nous parlons du visage nous parlons surtout des yeux. Ce sont des organes superbement complexes qui ouvrent une fenêtre sur le monde émotionnel d’un individu. » (p.98). Oui : difficile pour un perroquet de faire la moue, tandis qu’on imagine sans peine que, que ce soit en compagnie d’humains et avec ses congénères dans la nature, le perroquet puisse parfois se retrouver avec un sentiment dubitatif, ou quelque chose d’approchant. Il n’y pas de raison que, puisque les animaux ont chacun (en vertu de leur espèce et de leur individualité) leur monde, pour reprendre Jacob von Uexkül, pour que leurs émotions n’aient pas un tapis commun et à la fois différent du nôtre.
   Et puis dans tout cela il en va de notre morale dans cette affaire, comme dans le chapitre intitulé Justice, empathie et fair-play, l’honneur des animaux. La question morale est celle de faire redescendre l’Homme que certains placent sur un piédestal et de dire que la moralité dérive de qualités que les animaux et les hommes ont en commun : équité, entraide, sympathie, empathie, confiance. Ça n’est pas uniquement un statut unique et particulier de l’être humain[5]. Voilà ce qui constitue le changement de paradigme engagé qu’il faut étendre et maintenir. Il y a de quoi prendre exemple également dans le règne animal quand on prend le temps de le regarder. Car la coopération n’a pas seulement lieu entre individus d’une même espèce. Elle se produit parfois entre animaux « ennemis ». Et c’est pourquoi de plus en plus d’écologistes, remarque Bekoff, « […] se demandent si dans l’étude des « interactions écologiques » — c’est-à-dire les rencontres entre les différentes espèces animales et les interactions entre les animaux, les arbres et les plantes — il ne vaut pas mieux se concentrer sur les interactions écologiques positives plutôt que se focaliser sur la compétition et la prédation. » (p.181).
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 Solastalgia
    Il ressort du livre de Marc Bekoff que l’idée de morale, ou plus exactement de « moralité » s’avère être quelque chose d’universel qui n’appartient pas uniquement en propre à l’humain. « Affirmer que nous sommes les seuls êtres moraux de tout le règne animal relève d’un anthropocentrisme intéressé.[6] » dit-il. Il nous invite à nous pencher à notre tour sur les recherches de David Sloan Wilson qui a observé que la notion de pardon est une aptitude biologique liée à la faculté d’adaptation. Toutes les observations faîtes sur les animaux dans un cadre naturel — ce qui ne fausse pas l’expérience comme dans les endroits confinés où on les enferme en pensant prendre des notes sur une quelconque réalité (naturalité) — nous font savoir que nous partageons un patrimoine commun. Les origines de la vertu, de l’égalitarisme et de la moralité sont plus anciennes que notre propre espèce[7].
Marc Bekoff   Il faut bien se rendre à l’évidence aussi que lorsque nous utilisons le langage pour décrire ce que nous voyons chez l’animal c’est faire de l’anthropomorphisme. Mais comment en serait-il autrement. Il faut être de mauvaise foi pour ne pas l’admettre. Mais tout anthropomorphisme n’est pas un mal mais juste une nécessité, pour ne pas dire une contingence. Nous avons ce langage qui est le nôtre, unique sur cette Terre sans nul doute. Il n’est pas garant pour autant du seul mode de penser ni que nous seuls possédons des émotions. Gardons-nous donc de tout anthropocentrisme comme de la critique justement anthropocentriste qui consiste à voir dans l’anthropomorphisme une déformation, voire un manque à l’objectivité scientifique et visant à conserver une nette séparation entre les animaux, dénoués de tout ce qui fait l’humain, et ce dernier, possédant toutes les qualités supérieures […][8]. Comme l’argumente avec beaucoup de justesse l’auteur, il est fort possible que l’anthropomorphisme et « le besoin apparemment naturel de l’humain d’attribuer des émotions aux animaux, loin d’obscurcir leur « véritable » nature, [puissent] être en réalité un outil de connaissance très précis. » (cf.pp.214-215).
    Pour finir, rangeons-nous derrière l’invitation bienveillante de Marc Bekoff à toujours nous remettre en question. À lire la pensée écologique de Thomas Berry. Voyons avec lucidité combien l’équilibre naturel est fragile, celui-là même dont notre bien-être et notre survie dépendent. Qu’établir une séparation entre « eux » (les animaux sauvages) et « nous » (les humains) engendre une fausse dichotomie. (p.259). Cette distance appauvrie sérieusement les relations que nous pourrions construire avec les autres êtres vivants. Sommes-nous assez riches, dans notre orgueil, notre solipsisme, pour nous passer de cette formidable coopération ?
   Après Marc Bekoff, il faudra méditer encore sur notre situation exclusive au sens du « seul contre tous » tandis que cette particularité de l’humain serait plutôt sa chance de s’élever encore. Face aux enjeux présents et à venir — au péril écologique — il convient d’aller voir du côté de la pensée de Glenn Albrecht et du très joli mot de Solastalgia qu’il a composé. Ce sentiment, c’est celui du désarroi dû à la transformation du milieu de vie et du sentiment d’appartenance, et la désolation provoquée par ces changements. Les animaux l’éprouvent. Nous l’éprouvons. Nous avons les moyens de lutter contre quant il est provoqué par nos actes regrettables. Nous avons le devoir moral, ontologique, de faire avec dans les changements du Temps. Apprendre avec Marc Bekoff qui nous fait partager ses expériences et ses émotions, c’est apprendre à grandir et à s’épanouir parmi la merveilleuse pluralité  des êtres du monde.

 

M.
   [1] « Notre relation avec les autres animaux est une affaire complexe, ambiguë, problématique, frustrante, et il nous faut sans cesse réexaminer la façon dont nous devons interagir avec nos cousins non humains. » in op.cit., Marc Bekoff – 2007.
   [2] Ibid., p.35.
   [3] « Les structures physiques dans le système limbique – et les circuits émotionnels similaires — se retrouvent chez beaucoup d’espèces différentes et fournissent un substrat neural aux émotions primaires. », ibid., p.39
   [4] Sur les produits aidant les rats dépressifs (rendus tels) à ne plus aller se jeter suicidairement dans la gueule des chats, M. Bekoff de préciser : « Si les animaux réagissent à ces médicaments comme les humains, il y a de fortes chances que leur bases neurales soient les mêmes et qu’ils éprouvent les mêmes sentiments. », ibid, p.43.
   [5] Cf. p.157 et p.153 : « Je pense plutôt que ce qu’on appelle « moralité » est un phénomène biologique très diversifié, nécessaire à tout vie en société. Les composants de base de la moralité – la coopération, l’empathie, l’équité, la justice et la confiance – sont un héritage de nos ancêtres, au même titre que les émotions. » Et p.165, M. Bekoff explique que le « centre de confiance », chez les mammifères tout du moins, se trouve dans le cerveau dans une zone appelée le noyau caudé. Chez eux comme chez nous. De sorte qu’on peut en déduire qu’en quelque sorte par évolution nous serions « programmés » pour l’amabilité. Cela, pour la survie, fait partie intégrante de notre arsenal — affectif.
   [6] Ibid., p.182.
   [7] Ibid., p.183.
   [8] L’imagerie neurale permet aujourd’hui de voir l’activation des neurones miroirs. C’est de leur activité que s’épanouie l’empathie. Elle a donc un fond neurobiologique, et nous partageons ce fond avec d’autres espèces animales (cf.p.212).

Marc BEKOFF est confondateur avec Jane Goodall de Ethnologists for the Ethical Treatment of Animals.
www.ethologicalethics.org

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