DE PORKOPOLIS EN VOISINAGES — DÉAMBULATIONS DANS UN COULOIR DE MITOYENNETÉ TEXTUELLE — RECUEIL DE TEXTES

DE PORKOPOLIS EN VOISINAGES — RECUEIL DE TEXTES

 

« L’humanisme, qui avait recelé tant d’espoirs, débouche sur une sorte d’extraordinaire barnum entre le divertissement et Moloch.
p.8 in Abattoirs de Chicago — J. Damade

 

« C’est bien du concept de soin, du souci, de sollicitude, de cura que nous parlons ici, et de la question de savoir si on peut entourer de soins, comme on dit,
sans entourer de limites réappropriatrices. »
Derrida dans La bête et le souverain,
cité p.73 in Jacques Derrida .Politique et éthique de l’animalité — P. Llored

 

« La dissimulation de la mise à mort des bêtes derrière les murs des abattoirs permit d’abord d’apaiser la conscience des citadins. »
p.277 in Le végétarisme et ses ennemis — R. Larue

 

   C’est une supposition, rien de plus. Mais l’extermination pratique des animaux n’est-elle pas le point de départ et tout à la fois d’arrivée d’une pseudo-politique d’élimination de toute forme vraie de voisinage sauf à la réduire à une pure continuité absolue du même — réduction à néant ce qui nous ressemble sans être nous ? Juxtaposition mirifique — apposition de miroirs tout autour pour rester entre soi. En dehors de ce palais des glaces imaginaire, mise au rebus de la réalité et de ses altérités ; reproductibilité à l’infini de la mise au ban du lieu de tout ce qui invite à la villégiature, à l’otium en dehors du marchandage : negotium. L’économie clinicienne alors se targue, se pare ! de « beauté », fait sa réclame. La chanson parle de « peurs prêtes à mâcher »[1]. La ville est devenue (peut-être l’a-t-elle toujours été ?) le lieu d’un carnage organisé entre voisins. C’est communalement qu’on perd ce qu’on a en commun avec tout le reste du monde.

   Et ça commence bien entendu, juste avant que naisse la césure dans l’histoire zoo-anthropologique qu’est la production industrielle de viande, pas tout à fait à la fin du XIXe à Chicago[2], c’est plus précoce qu’on veut bien le croire. Parce que la mécanisation à outrance de l’animal assujetti pour ses matériaux corporels ça commence en effet dans cette future cité du crime organisé, la ville d’Al Capone, et déjà une autre forme mafieuse, spécieuse, y travaille. Ça débute par l’éradication au possible de celles et ceux qui vivaient là et appelaient cet endroit Sikaakwa qui signifie oignon sauvage ou marécage en indien Miami[3]. Étrange métamorphose nominale qui accouche du nom américanisé d’une ville tentaculaire, véritable labyrinthe avec en son cœur l’Hadès des bêtes. Chicago ville jumelée par son enfer avec Cincinnati qui, nous dit Jacques Damade dans son livre, « cinquante ans avant Chicago » était la « zone frontière de la colonisation, Cincinnati, première digue du Middle West où afflue le bétail, Cincinnati et son artère vitale, le fleuve Ohio, Cincinnati surnommé Porkopolis va bientôt connaître la surproduction. » (p.18 in Abattoirs de Chicago) Et pour parer au plus pressé, produire de la nourriture et donner dans le moneymaker, Chicago devient rapidement plus incontournable que sa « voisine » Cincinnati. Vers la fin des années 1860 le train allait d’une part permettre d’acheminer le bétail beaucoup plus rapidement vers Chicago, et d’autre part expédier les bêtes transformées en viande de Chicago vers les villes consommatrices du pays[4]. Il y a un siècle et demi donc — si tôt ?! — avait commencé dans la débauche exterminatoire et migratoire ce qui constitue un des socles majeurs de notre système économique et social : l’abattage concentrationnaire et massif, et futur modèle absolu du fordisme, du nazisme et du nissanisme : l’hyperproductivisme des fameux « temps modernes ». À l’aune d’une nouvelle ère où toute Nature éprouvée pousse l’humain dans ses ultimes retranchements et horizons, à la fin des rêves et à l’apogée des cauchemars, où enfin on parle de la condition animale et d’en moins dévorer, voire ne plus en manger, la globalisation si elle ne peut plus bientôt toucher à la matière non-humaine s’attaque d’ores et déjà à déchiqueter soigneusement les liens de bons voisinages que le supersonique à fait apparaître par-dessus les distances, s’empresse d’écraser la pacification par la communication (mass-médias vs. Internet) qui semble pouvoir — en-dehors de tout rituel sacrificatoire — unifier les hommes. Nourritures et conflits sont autant de tromperies, contrefaçons d’une violence bénéficiaire qu’il faut bien, coûte que coûte aux voisinages, continuer de déclencher, au risque que l’apaisement rendre définitivement le business végétatif. « C’est le monde humain » dit Damade page 34. « Est-il notre horizon inéluctable, ou peut-on envisager une autre voie ? »
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   L’horizon inéluctable serait donc celui d’une domination sur l’animal-ité mais aussi bien contre la part animale de l’Homme. L’étranger ou « l’inférieur » est toujours perçu quelque part comme un animal, un nuisible, en témoignent les noms d’oiseaux. On ferme l’horizon, clôture des frontières, cotas, visas. On détruit les villes ailleurs et l’on refoule au possible les hommes nus qui fuient les décombres. À bien y considérer, c’est aussi une main d’œuvre bon marché. Il en faut dans les abattoirs restants.
   L’autre voie serait celle que trace Hans E. Widmer dans son introduction à l’essai de p.m. : Voisinages & Communs. Non plus d’avenue néolibérale et ultra-individualiste s’agirait-il, mais bien plutôt d’une gestion collégiale du biopouvoir. Un vivre-ensemble, une nouvelle « écoconception » (cf. p.114) conférant à autre chose que l’émancipation d’un seul au détriment de plusieurs. « Il s’agit de « maîtriser l’existence », de « vivre de ses propres ressources », de souveraineté et de partage du pouvoir. » (p.12) Rien de moins qu’une remise en question des jeux (en termes de glissements et frictions géopolitiques) matériels où le vivant — non-humains et humains — est balloté, manipulé, déplacé, pris pour cible, attiré dans le piège d’une froide urbanité dans la double occurrence du terme. Comme le dit très clairement H. E. Widmer les Communs représentent un contre-projet au marché et à l’État actuels[5], et nombre de projets en cours font montre de la richesse des possibles dans la mise en place et en commun d’économies alternatives qui puissent être une bonne fois pour toutes débarrassé(e)s du fétiche de la rentabilisation et son « éternelle défaillance » — programmée ajoutera-t-on au bon souvenir de Günter Anders. Et tout ça n’est pas qu’une affaire technocratique de manœuvres politiciennes. Au mythe moderne de la concurrence effrénée des espèces (Spencer) servant d’alibi « naturant » au procès capitaliste pour fonctionner sur ce modèle de combat, il faut opposer une réalité de la Nature bien plus fine et dont nous ferions bien de nous inspirer pour repenser nos institutions sociétales : « Le biologiste Edward O. Wilson va encore plus loin en postulant la sélection collective dans l’évolution. » (p.16). C’est là, une fois clairement établi — voir l’évidence — que p.m. nous dit que la voie sera ouverte à la véritable ère techno-écologique, une fois que nous aurons changé d’orientation, une fois que nous aurons tourné le dos à l’époque de la technologie bancale et déformée par le capitalisme […][6] que nous serons, parce que prêts, en train de fabriquer autre chose avec le voisinage terrestre. On se rappelle C. Lewis-Strauss qui dans Race et Histoire si notre mémoire est bonne, fustigeait l’uniformisation du monde au détriment des différences qui l’égalisent en somme. Car enfin, si l’Être — car c’est une affaire ontologique au sens le plus pragmatique — existe en tant qu’amas d’êtres et de choses, pluriel, et qu’il perdure de la sorte, comment un système unique, monolithique, saurait-il lui, perdurer ? Le seul entier si l’on peut dire de ce singleton, c’est le néant, et c’est pour ça, comme ça qu’il n’est pas. Bref le modèle qui nous anima et doit continuer de nous animer c’est celui de la Nature en ce qu’il tient dans le temps dans les changements tranquilles de sa foisonnante variété dont nous sommes. p.m. écrit tout bonnement que « […] la diversité est un principe essentiel des systèmes stables. » (p.34), et l’on a envie de préciser que le divers, sur Terre, c’est la biodiversité.
   Dans le même temps qu’on sait qu’il y a de quoi pour tout le monde[7], et ce dans un monde antispéciste abolitionniste, végétalien (vegan), les soubresauts du vieux modèle standard de l’humanisme couplé à l’offensive économie de marché dématérialisée (trading) n’en finit pas de hoqueter comme on le voit dans la manière dont les démocraties s’agitent entre l’impérieux besoin des peuples de partage plus équitable et de paix, et l’insistante belligérance des États. C’est que, dans leur soutien au système capitaliste néolibéral, les États n’ont d’yeux que pour les indices de croissances, CAC40 et autres inflations, quand pendant ce temps comme à l’époque évoquée par Jacques Damade et le modèle décryptée par Carol J. Adams […] cette échine qui ne se rompt pas, cette masculinité entêtée, et il y a la machine, la chaîne, […][8], les entraves au vivant, tant humain que non-humain quoi que l’habitus des pays riches illusionne ses habitants, sont bien présentes et s’acharnent naturellement sur les chairs. Il y a tout lieu de penser qu’au lieu de s’enliser dans cette sordide mécanique, fort de la technologie que les humains possèdent désormais, il faudrait au contraire s’en servir à bon escient et pour la libération sociale et animale. Damade illustre parfaitement l’usage négatif de la technique telle qu’il s’opère de nos jours quand il dit que face à l’ultra technicisation « […] l’on est pris de court » (op. cit. p.69). Et c’est un euphémisme. Bien évidemment, en France on pense en ce moment à la loi travail. Que règle-t-elle en passant en force, sinon faire montre d’accentuer la tentative éperdue (et perdue d’avance) du système pour rester le même ? Saviez-vous que les grèves de Haymarket Square à Chicago, qui ont été très durement réprimées dans le sang sont à l’origine de l’idée du 1er mai ?[9] Un système qui se rigidifie et se cherche dans la monovalence n’a naturellement aucune chance de perdurer — sinon un certain temps, ou plutôt un temps incertain, et dans la violence. De son côté p.m. qui prend pour modèle la Suisse qu’il tâche de repenser dans l’optique écoconceptuelle qui est la sienne, écrit page 61 de Voisinages & Communs que « l’absence de pression des forces du marché créera également plus de liberté et permettra des formes plus efficaces de coopération au sein des entreprises et mettra un terme à la crise de gestion généralisée dans beaucoup de compagnies privées et publiques. »
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   Comme évoqué récemment au sujet de la normativité et de sa « normalité » (in véganosophia), J. Damade nous interroge sans ambages sur la domination qu’exerce sans frein l’humain sur ses voisins sur Terre (et par-là même sur lui-même) : « Et c’est ce normal qu’il faut interroger et dont il faut mesurer les risques, s’il en est encore temps. » (p.74)
   Questionnement auquel p.m. ne se soustrait pas tant il paraît évident ces dernières années que l’avoir ne devient important que quand l’être ne marche pas[10]. À l’opposé du modèle éculé à la Porkopolis, la proposition des Communs où la subsistance est réelle au regard d’une réduction consommation ressources et énergie[11].
   Deux petits ouvrages tout à fait passionnants : l’un pour savoir de quel passé ressuscité tous les jours dans ses horreurs notre présent est fait — et accru dans l’abject de sa « productivité » améliorée ; l’autre pour envisager sérieusement, de façon pratique et citoyenne, un avenir à la mesure de notre prétention à bien vivre. Loin de l’asphyxie de la surabondance de la consommation des années 70 et 80[12], et proche d’un monde où le mot d’usage n’aurait plus rien à voir avec toute forme d’usure. L’écoconception contre l’exploitation. Par exemple si aujourd’hui on en appelle au recyclage, ce qui est une bonne chose, on peut faire mieux à la base. C’est que l’idée n’est pas tant de recycler que de ne pas utiliser des biens ou des services dont nous n’avons pas besoin de manière impérative[13].
   Alors bien sûr, comme chacun chemine à son rythme, ne prenons pas trop ombrage de la critique un tantinet étonnante de p.m. dans sa note de bas de page (p.113) : « Si vous êtes végétarien, que vous ne conduisez pas de voiture, que vous ne vous déplaciez qu’à bicyclette, que vous vivez dans une pièce de 102, on peut dire que vous…. Exagérez ! » Au bénéfice d’y économiser deux planètes, l’auteur demande un peu sournoisement comment les véganes vivraient le partage du bénéfice obtenu par leur ascétisme avec un conducteur de Ferrari viandard ? C’est qu’il défend en même temps un mode de vie dans une « infrastructure commune » qui permette une « vie acceptable et agréable ». Mais, n’est-ce pas d’ores et déjà tel que les véganes font, la majeure partie d’entre eux et du temps ? Savoir : partager avec les non-véganes les fruits de leur engagement vers des modèles dits alternatifs qui sont au demeurant les véritables modes de vie du « naître à l’autre » ? Vivre et laisser vivre en somme.
   Et inviter, sans relâche, main tendue, autrui à adopter cette éthique d’avant-garde pour conserver des lendemains qui chantent, à construire ensemble l’en-commun des Communs, en bons termes de voisinages avec toutes les espèces.
M.

 

Abattoirs de Chicago et Voisinages et Communs
   [1] Rendez-nous la lumière : Dominique A. Album Vers les lueurs, 2012.
   [2] Cf. E. de Fontenay, p.XIV in Cave Canem * hommes et bêtes dans l’Antiquité (textes réunis par Jean-Louis Poirier). Belles Lettres.
   [3] p.12 in Abattoirs de Chicago. La Bibliothèque (collection L’ombre animale)
   [4] Ibid., p.28
   [5] p.14 in Voisinages & Communs. Editions de l’éclat.
   [6] Ibid., p.33.
   [7] Page 40, p.m. informe chiffres à l’appui : « Les experts sont unanimes : les denrées alimentaires dans le monde sont suffisantes pour nourrir la population. Mais aujourd’hui, nous gaspillons 50 à 60% de la nourriture avant sa consommation et nous utilisons environ 40% des céréales produites dans le monde pour nourrir les animaux et une quantité substantielle des récoltes pour la production de carburant. Nous pourrions facilement nourrir le double de la population mondiale, ce qui ne veut pas dire que la croissance de cette population doive être l’un de nos objectifs. »
   [8] p.59 in Abattoirs de Chicago. Et lire La politique sexuelle de la viande (L’Âge d’homme)
   [9] Ibid., cf.. p.63
   [10] p.70 in Voisinages & Communs.
   [11] Ibid., cf. p.74.
   [12] Ibid., cf. p.118.
   [13] Ibid., cf. p.115.

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