L’ANIMAL CAPITAL — COMMENT FAIRE ZOOSTATIS SANS LES ANIMAUX ?
(à propos de la grippe aviaire en Chine) : « […] le virus […] pourrait provoquer entre 10 000 et 100 millions de morts. » (source BFMTV, 4 mai 2013)
p.53 in Qui sommes-nous pour traiter ainsi les animaux ? — Marie-Pierre Hage (2018)
« Le pouvoir politique des entreprises prolonge et redouble le pouvoir social du capital sur l’organisation du travail et sur les modes de consommation et de vie. »
p.195 in Ce cauchemar qui n’en finit pas — Christian Laval et Pierre Dardot (2016)
« Stasis » : station debout, position, mais aussi insurrection violente ou sédition.
Ibid., p.21
À Dorine et André. En souvenir d’un futur en commun…,
Il y a quelques jours nous avons aperçu que la présidente de la FNSEA a déclaré sur France 5, en substance, que Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise se trompent en dénonçant les derniers cas de grippe aviaire en France comme procédant de la dérive industrielle et de la maltraitance animale. Selon elle, cette fois-ci c’est juste la faute à pas de chance : certains oiseaux migrateurs sont passés au-dessus au mauvais moment, d’où l’épidémie, etc. […]. D’abord c’est faux, et l’on invite quiconque en doute à lire, à minima, le dernier ouvrage de Marie-Dominique Robin qui traite de la question zoonotique dans son ensemble (voir) à l’aune de la pandémie de Covid-19, question d’ailleurs largement détaillée et dénoncée par des scientifiques du monde entier depuis une quarantaine d’années. Les zoonoses surviennent parce qu’on élève des animaux en masse dans des lieux concentrationnaires, surpeuplés, et malgré les antibiotiques qu’on leur donne, vient un moment où un virus extérieur parvient à entrer et contaminer tout le monde. Alors on élimine, on brûle ou on enterre vivantes toutes ces bêtes qui, de toute façon, auraient finies dans des circonstances à peine plus enviables. De façon systémique, qu’importe de plus si les éleveurs subissent de lourdes pertes financières et doivent — encore, pour ne pas changer — s’endetter ? Si cela va mieux, ils achèteront d’autres poussins ou cannetons et recommencerons tout le cirque en espérant échapper à la prochaine pandémie de ce type. Qu’est-ce qui survit en revanche très bien aux virus en tous genres quoi qu’il arrive et — quoi qu’il en coûte ? Le système capitaliste, et plus précisément le système néolibéral financier du grand marché globalisé, à l’instar du classisme social, du racisme et du spécisme.
Ici nous avons repris un certain nombre de nos notes de ces dernières années, incités par la lecture (fortuite puisque trouvée dans la boite aux livres de notre village) de Ce cauchemar qui n’en finit pas de Christian Laval et Pierre Dardot, essai qui, datant de 2016, éclaire fortement notre situation sanitaro-économico-géopolitique où, il faut bien le dire, les animaux comme les pauvres, les délocalisés comme les bombardés, subissent encore et toujours le même traitement.
*
* *
— Situation —
Nous sommes tous et toutes, est-il besoin de le répéter, dans une « situation cosmopolitique critique »[1] comme dit Heinrich Geiselberger dans l’ouvrage collectif intitulé L’âge de la régression. Geiselberger parle ici de l’interdépendance matérielle et immatérielle de l’humanité dans la globalisation. Cette interdépendance se fait sentir plus encore actuellement que sévit la guerre en Ukraine qui, semble-t-il, déstabilise fortement non seulement certains marchés financiers mondiaux, mais surtout plus durement celui de l’alimentation mondiale. On parle de pénuries en cours et à venir, de hausses des prix des énergies, d’inflation et de possibles famines et émeutes de la faim dans les pays les plus dépendants aux importations de denrées de base venues d’ordinaire de l’étranger (Ukraine, Russie…). Comme toujours dans ces cas-là, c’est à quel état ou groupe d’états tirera le plus la couverture à soi en prétextant être le défenseur de la dignité et de la liberté des uns et des autres de par le monde. C’est une énième crise, et même Karl Marx en serait tout estourbi tant « l’enchaînement critique », pour appeler ainsi ce phénomène capitalistique, ne connait désormais plus de repos. Une crise, non pas chasse l’autre, mais enchâsse l’autre : d’une crise l’autre, elles s’emboitent, se superposent et coproduisent un monde en « supercrise » au sein duquel, bien sûr, seuls les gouvernements sont en capacité d’intervenir et d’aider, nonobstant en arguant se poser en leader des questions cruciales et in concreto fondamentalement assez peu économiques : érosion à vitesse grand V de la biodiversité, changement climatique plus rapide que prévu, paupérisation grandissante de toute habitabilité sur Terre (voir cette conférence d’Aurélien Barrau), etc. Pendant ce temps, il y en a qui veulent mettre des fortunes colossales dans Twitter, créer des metaverses où il fera bon vivre puisque, en tout état de cause, personne n’y vivra vraiment […]. Dont acte ; l’ultra-narrativité, le superflu et l’insensé gagnent, game over la réalité.
Comme nous le disions il y a peu (voir) — mettons que cela ne soit qu’une modeste hypothèse s’il vous plait, nous ne sommes même pas thésards — nous sommes l’animal laborans, amplement décortiqué par Hannah Arendt en son temps. Nous travaillons au lieu de vivre. Plus précisément, nous avons détaché les activités de travail qui servent à vivre, de la vie vécue elle-même (pour la plupart d’entre –nous), ce que n’ont pas fait les animaux manifestement, grand bien leur fasse. Pour preuve, l’économiste et philosophe André Gorz nous a bien rappelé que chez Marx dans ses Grundisse der Kritik der politischen Okonomie : « Le travail n’apparaît plus comme travail mais comme plein développement de l’activité [personnelle] elle-même.[2] » Si l’on comprend le désir de Marx d’accaparement de la productivité par les travailleurs afin de reprendre leurs vie et destin en mains, on ne peut que déplorer ce qui en ressort in fine et s’avère souvent le cœur rhétorique du syndicalisme même, assimilant la dignité au fait de travailler, comme quoi si on ne travaille pas, quelque part on ne mérite pas de vivre, et cela mène à l’abscons discours sarkozien des années 2007[3]. En démocratie ça n’est pas dit ainsi, pas aussi frontalement, mais lorsque le programme électoral d’Emmanuel Macron en 2022, par exemple, porte en son cœur la volonté d’un « zéro chômage », tout est là dans le sous-texte. C’est aussi que, dans le miroir aux alouettes, on aime à faire confondre progrès et nature, comme si cette dernière portait les vivants vers on ne sait où, comme si l’univers était anthropocentré et téléonomique. Gare aux faux-semblants toutefois, car comme l’écrivirent Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : « Seuls les opprimés admettent comme une nécessité inéluctable l’évolution qui, à chaque augmentation du niveau de vie, accroît d’autant leur impuissance. » (La dialectique de la Raison, p.53, Tel Gallimard — 1974) C’est parce qu’on croit en une chimère méliorative qui n’a rien à voir avec l’aveugle processus évolutionnaire, que l’on peut se sentir impuissant, donc diminué, donc avoir la tentation du repli et du ressentiment, lequel ne peut s’expurger à l’infini qu’en cherchant un, puis des boucs émissaires. Le bouc émissaire c’est l’autre, c’est l’étranger, c’est l’animal — et des autres il en vient tout le temps. On voit sitôt ressusciter les démons fascisant de la bête humaine et que, selon Ivan Krastev en Angleterre : « Il est désormais clair que la classe ouvrière post-marxiste, qui, aujourd’hui, ne croit plus ni en son rôle d’avant-garde ni en une révolution anticapitaliste globale n’a strictement aucune raison d’être internationaliste. » (« Le retour des régimes majoritaires », p.116 in L’âge de la régression). Face à tant d’agressions permanentes, le bouc émissaire est aussi l’arbre qui cache la forêt. La violence exercée sur le monde devient « le monde est violent » et par conséquent il faut trouver des coupables et de quoi passer son angoisse et ses nerfs via d’autres violences, qu’elles soient politiques, matérielles, carnistes, etc. Ce mécanisme est déjà ancien qui allie […] accélération des processus économiques et sécuritaires […] où l’on assiste à la sortie de la démocratie civile et politique de ces mêmes citoyens. Christian Laval et Pierre Dardot nous rappellent qu’en 1981 était entérinée la loi Peyrefitte dite « loi Sécurité et Liberté » : Avec la droite giscardienne, le néolibéralisme français a tôt fait œuvre de pionnier en articulant « libéralisme avancé » et sécuritarisme d’État. Pourtant en adhérant à une telle politique il faut savoir qu’on s’éloigne fortement des Droits fondamentaux de 1789. Car il faut distinguer la sûreté de la sécurité telle qu’elle est promue par la logique sécuritaire, […] la sécurité est liée aux crises[4]. De la même manière on fait violence plusieurs fois aux animaux d’élevage en les élevant, en les maltraitant et en les rendant porteurs d’une forme de responsabilité des grippes aviaire ou porcine, ou autres, et avec eux les animaux sauvages, songeons à l’ignoble pangolin, dont les barrières d’espèces sont chaque jour de plus en plus fracturées par les humains, — dès lors que survient la crise, c’est à celui qui la subit réellement que l’on fait subir également la violence de toute forme de répression possible, pourvu que l’on sauve les apparences et que perdurent les atavismes à la fois du labeur, du mérite et de l’économie. Est-on véritablement en sûreté dans un monde sécuritaire ? Les animaux ne le sont pas, c’est certain ; ni face à leur sort consommatoire ni face au risque zoonotique en des lieux pourtant censés être « stérilisés ». Il y a fort à parier que, outre par analogie, les humains ne le soient guère plus[5].
On l’a dit ailleurs, et d’autres l’on parfaitement remarqué aussi, c’est Michel Foucault qui a défini en quoi consiste la biopolitique, et dans les faits elle n’est pas tendre avec les vivants qu’elle in-gère. Mais la période d’essai de la gouvernementalité néolibérale, ajoutent Laval et Dardot, pour reprendre la formule de Foucault, est terminée. Désormais, l’expérimentation s’est muée en système et la crise est devenue le principal renforcement des politiques néolibérales[6]. Au-delà des espoirs de Karl Marx et Friedrich Engels, le fruit qu’ils ont mûri portait hélas en lui le ver de sa propre franchise discursive. Si l’on suit A. Gorz, il s’avère que le communisme, ça n’est ni le plein emploi, ni le salaire pour tout le monde, c’est l’élimination du travail sous la forme socialement et historiquement spécifique qu’il a dans le capitalisme, c’est-à-dire du travail emploi, du travail marchandise[7]. Donc c’est sortir du travail qui prend la place de la vie vécue comme telle. En ce qui concerne les animaux, eux sont à la fois emploi et marchandise, autant de leur vivant qu’après leur mort. Quant aux travailleurs humains, eux sont tout bonnement les dindons d’une farce systémique qui — nous aussi pensons à Gérard Majax tiens ! — tient du tour de passe-passe le plus formidable, car : Transférer financièrement le coût de la crise des actionnaires privés aux contribuables, autrement dit passer d’une crise de la dette privée à une crise des « dettes souveraines », a été un chef d’œuvre de ce gouvernement de la crise, de sorte que le néolibéralisme constitue une vaste entreprise de néoprolétarisation des populations[8].
*
* *
— Animal bashing —
« Les programmes rationnels visant à générer une prospérité plus grande au moyen des mises en réseaux ou visant une société plus juste à travers l’«économie du partage » échouent à comprendre que la plupart des individus mènent aujourd’hui leurs existences à l’intérieur d’États dont la souveraineté s’est considérablement affaiblie, ou dans le cadre de diverses collectivités sociales et politiques imaginaires. » (« La politique à l’ère du ressentiment », Pankaj Mishra, p.185 in L’âge de la régression) C’est exact : ce que nous appelons le bioterrorisme des États n’est pas à proprement parler le fait des États en tant qu’institutions ou méta-appareils des sociétés, mais plutôt en tant que même les États démocrates ont cédé à d’autres, par l’infiltration en leur sein d’agents néolibéraux pour bonne part, l’exercice de la gouvernance. Or un État, cela devrait être, comme la Justice, entièrement indépendant et hors de portée du lobbysme. Nous vient alors ce que disait Jean-Jacques Rousseau en un temps où il n’aurait pu, vraisemblablement, pas imaginer le système actuel et son ampleur catastrophique : « Ce mot de finance est un mot d’esclave ; il est inconnu dans la cité. Dans un État vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent. Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieront pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes ; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes. » (Du contrat social, p.117, Folio essais — 1993) Rousseau n’avait pas tort. On est mieux à participer à une tâche servant la communauté et soi-même par définition qu’à devoir accepter des jobs précaires, abêtissant et mal rémunérés. On est mieux à faire sa vaisselle plutôt qu’à courber l’échine devant un manager suffisant de son petit pouvoir, y compris lorsque le discours ambiant en entreprise se targue de « bienveillance ». Lorsque des espaces de travail deviennent aussi des espaces de loisirs et de vie comme dans la fameuse silicone valley, là aussi une sorte de barrière sanitaire est rompue. Les cadres, corvéables à merci, sont également les ressources vivantes et la matière recyclable à l’infini dont l’entreprise use autant qu’elle le peut[9]. On voit bien qu’en bien des cas, c’est parce qu’à la fin les employés ne sont pas littéralement dévorés (encore que, de l’intérieur…) que le parallèle avec la condition animale en général s’arrête là.
Alors on demandera : quoi de neuf sous le soleil car, certes, toute catastrophe naturelle, toute crise économique, tout conflit militaire, tout attentat terroriste est systématiquement instrumentalisé par les gouvernements néolibéraux pour approfondir et accélérer la transformation des économies, des systèmes sociaux et des appareils étatiques[10]. Selon Laval et Dardot, la théorie de la stratégie du choc évoquée par Naomi Klein n’est qu’une « approximation de cette réalité ». Plus encore qu’une « stratégie du choc », n’est-ce pas à une stratégie de ne rien faire — d’autre à laquelle nous avons affaire ? Car en définitive les grands consortiums industriels planétaires sont ceux qui pratiquent le mieux le green washing (écoblanchiment), voire l’animal bashing comme lorsque les grand pétroliers affirment agir pour l’environnement ou bien que le welfarisme s’invite dans la publicité pour la viande, ou bien fabriquent à côté du steak haché certifié 100% viande bovine française, par exemple, des substituts véganes (des produits très transformés), le tout mis en avant à la sauce « locavore » […] ; et c’est peut-être bien à cause de cela que, précisément, au grand dam de la philosophe Corine Pelluchon, rien de bien visionnaire ne ressort de la techno-bio-politique gouvernementale, européenne ou même mondiale. Il y a maintenant bien des années, Maurice Merleau-Ponty dans Éloge de la philosophie écrivait qu’on se rappelle que Marx insiste sur l’impossibilité de penser l’avenir[11]. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Ainsi l’avenir, pour notre présent, ce qui ad-vient, semble être ce venant qui ne saurait venir autrement qu’en ne se présentant pas, l’à-venir étant ici pensé comme justement ce qui doit faire sens commun, vivable et désirable. Le néofascisme qu’on observe prendre de l’ampleur en Europe en tant que coreligionnaire du néolibéralisme et avec lui son affirmation décomplexée et porteuse du risque attentiste puis de « putschs mous légaux totalitaires » mais bien réels, est la résultante d’un demi-siècle de libéralisme économique portant aux nues l’individualisme et l’égocentrisme accolés au consumérisme brut et insatiable. Et les médias eux-mêmes, enfants du journalistique qui initialement doit être le plus objectif possible, se scindent en deux camps assez bien distincts, et souvent la polémique a remplacé la réflexion parce qu’il faut que tout soit mainstream. Et si, bien entendu, le régime russe actuel, comme tant d’autres, n’est pas enviable, la démocratie telle qu’on voudrait qu’elle fût n’est pas non plus en sûreté quand elle structure sa biopolitique sur le sécuritaire, et laisse au nom de la liberté d’expression se dire et se diffuser des idées qui n’en sont pas, tout au plus des opinions — de l’impenser. Nombre d’intellectuels l’ont vu depuis longtemps et préviennent, trop faiblement car leur voix est étouffée par le brouhaha ambiant, du danger : « Les démocraties populistes ne sont pas nécessairement enclines à l’excellence. Le patronage des médias et du marché, l’opportunisme distributif de la consommation de masse pourraient bien être plus dommageable pour l’art et la pensée que la censure des régimes passés. » (Grammaires de la création, pp.277-278, George Steiner, Folio essais — 2008) L’économique dicte au politique, ou plutôt devrait-on dire : l’intérêt particulier dicte à l’inter-être — et lui intime de se taire, le rend aphasique. Comme dans les linéaires des supermarchés, tout doit être bien rangé et, à moins qu’on ne le décide car ça peut être lucratif, rien ne doit bouger[12]. C’est ce que, dans Ce cauchemar qui n’en finit pas, Christian Laval et Pierre Dardot pointent comme étant « la politique d’ordre (Ordnungspolitik) » (op. cit . p.60). Ils font référence à l’économiste Friedrich Hayek qui montrait selon lui que cette politique d’ordre est un « antinaturalisme assumé ». Le seul véritable écueil de l’ouvrage de Laval et Dardot est quand ils s’en prennent à Jean-Luc Mélenchon quand il affirme qu’inversement l’ordolibéralisme se vit par ses acteurs comme une « loi de la nature » et qu’ils voient le capitalisme comme un « ordre naturel ». Mais : antinaturel dans le sens qu’il est contempteur et qu’il contraint les travailleurs, les peuples, à vivre selon des normes et des valeurs sans véritable substance, ou bien que ce phénomène recouvre le monde et, de par sa permanence, s’autorevèle comme une pure normalité justement « dans l’ordre des choses », qu’est-ce que cela change à la donne ? Ce « choix politique fondamental » (ibid., p.60) n’a de cesse de mettre l’accent sur l’innovation pour masquer ses incohérences et, surtout, sa désaffection vis-à-vis des enjeux vitaux pour, d’une : l’humanité et, de deux : la vie sur Terre dans son entièreté. De ces innovations, les auteurs retiennent que : « La première est celle de la « division cognitive » du travail qui prédomine dans les secteurs de pointe (biotechnologie, pharmacie, électronique, informatique, etc.). La production est alors organisée en fonction du découpage de blocs de savoir relativement homogènes (par exemple, la recherche-développement ou le marketing). La seconde est celle de la « division taylorienne » du travail, qui n’a pas été abolie mais réactivée par la première. Elle est caractérisée par la fragmentation du processus de production selon une exigence de minimisation des coûts et des délais permettant de faire face à la concurrence des prix. » (ibid., pp.74-75) On redit en passant que le taylorisme, tout comme le toyotisme et le fordisme avant eux, ne sont que des calques de l’organisation du travail dans les abattoirs de Chicago (voir et voir). Et, quand bien même il existerait des bribes d’ensauvagement à l’intérieur même des appareils étatiques, voire qu’un grand dirigeant ait envie de changer tout cela comme ce fut le cas d’Aléxis Tsípras en Grèce dont la velléité sincère a été brisée par le pouvoir de persuasion (bancaire) de l’Eurogroupe, force est de constater que notre obsession des chiffres, notre obsession pour ce qui peut donc être compté et analysé, a trop longtemps exclu ce qui échappe au calcul : les émotions subjectives. Presque trois décennies durant, la religion de la technologie et du produit intérieur brut ainsi que le très cru calcul de l’intérêt bien compris — un leg du XIXe siècle — a dominé la politique et la vie intellectuelle. Aujourd’hui la société de l’entreprenariat individuelle organisée autour de l’idée d’un marché immanquablement rationnel révèle des abîmes insondables de misère et de désespoir. Cette société-là engendre une rébellion nihiliste contre son organisation même[13], — mais que cette rébellion le plus souvent est pleinement associées aux modes de vie alternatifs qui sont eux-mêmes des objets non dénués d’intérêts pécuniaires pour certains, comme on assiste à un business de l’écologie, qu’on voit des gourous de la santé plein sur YouTube, et que — curieusement non ? — des « véganes » vivent du malheur des animaux en faisant de l’engagement abolitionniste un simple lifestyle avec sa cohorte de bons plans, de trucs et de placements de produits. Or on voit bien en 2022 que l’engouement pressenti il y a 5 ans environ pour le véganisme s’est, pour de multiples raisons socio-économiques et géopolitiques, calmé, et qu’on continue sans commune mesure d’exploiter les animaux partout sur la planète.
Soit il faut supprimer la biopolitique[14], soit il faut la redéfinir à l’inverse de ce qu’elle est aujourd’hui. Il en va de même du capitalisme financier extrême (néolibéralisme) qui, là encore, dicte à la société ce qu’elle doit être quand c’est l’économie qui ne devrait être qu’un outil parmi d’autres, un simple moyen, pour atteindre une fin commune où vivre-avec a un sens, relève d’une pulsion de vie plutôt que d’une pulsion de mort. En phénoménologie existentielle, cela signifie pour nous une redéfinition quasi complète du Dasein, puisque celui-ci n’est plus alors un être jeté-là attendant la mort (Sein zum Tode) comme dans la terminologie heideggérienne, mais bel et bien un être là-avec, autrement dit un étant-vivant faisant l’épreuve de l’existence parce qu’elle a lieu justement au sein d’une multitude d’existences d’une grande variété[15] — et cela confère en plus à l’être humain la responsabilité de son alternativité (le fait que l’humain naît autre et autrement au monde que l’ensemble des autres vivants). Voilà ce qui peut définir l’être pour la vie (Sein zum Leben) qui, bien entendu, fait aussi l’expérience de la lutte pour la vie, soit donc prima facie de sa survie puis d’avoir à y trouver un sens commun avec l’être qui vient au-devant, diffère dans l’espace et le temps mais qui, immanquablement, est mon égal sur un plan strictement phénoménologique (ontologique, biologique et sensible). Nous voyons dans ce qu’on peut appeler le Mitsein (l’être-avec), cette fois-ci l’ouverture consciente de l’être humain se départant de son aveugle ouverture au monde ayant lieu dans l’abstraction (Wegsehen) originaire de sa finitude et — surtout — de la destinée biontique qu’il partage avec tout autre étant-vivant. La condition de notre ouverture sur le monde étant, justement, l’enclosure de notre être physique et temporel, de chair, le fait de notre vulnérabilité et de notre brièveté corporelle. Je n’existe au monde qu’en n’étant pas lui, en m’y opposant et m’y apposant en tant qu’être ressentant im-médiatement ma relation de partie à un tout qui me produit, que j’entérine par ma perception, que j’augmente par ma représentation, et qui me dépasse, qui va au-delà de moi marqué par ce que j’y aurais vécu.
*
* *
— L’animal capital —
Mais tandis que l’on dit cela, ce qui est phénoménalisé — comme proprement ce qui tourne à l’insensé —, c’est ce que Christian Laval et Pierre Dardot appellent le « devenir-monde du capital » en suivant Deleuze et Guattari où ce qui se produit, à la fois se produisant et qui est un pur produit de sa propre production industrielle et néolibérale, c’est une logique de l’illimitation qui tend à s’imposer dans tous les domaines. Tout individu est appelé à devenir lui-même « capital humain » ; tout élément de la nature est regardé comme ressource productive ; toute institution est considérée comme instrument de production[16]. D’où l’érosion hallucinante de la biodiversité (comme du langage qui perd sa profondeur verbale et sa force locutoire) qui commence à se voir même à l’échelle des mois qui passent désormais. Nous ne sommes plus uniquement dans l’urgence, mais plutôt comme aux urgences de l’hôpital où il manque cruellement de moyens et de personnels, savoir : à la base la volonté politique de faire bien les choses, surtout en un lieu destiné à la vie et au soin. La Terre, dans sa perte d’habitabilité, c’est comme aux urgences où l’on attend des heures et des heures l’arrivée d’un soignant éreinté au bord de tomber lui-même malade et d’abandonner ce triste navire[17].
Plus encore que les énormes difficultés qu’on évoque ici, il faut bien reconnaître ce qui constitue notre plus grave problème : nous-mêmes en tant qu’humanité. Car c’est bien beau d’avoir de belles paroles, force est de constater qu’un problème en soi cela ne se résout pas tout seul. Pour preuve, on veut attirer l’attention de notre lectorat sur ce que Ghassan Hage écrit dans Le loup et le musulman comme quoi il faut « […] étayer un argument politique présent dans de nombreux espaces militants, avancé depuis de nombreuses années par les partisans de la « libération animale » et les écoféministes, concernant la relation entre spécisme et racisme : on ne peut pas aujourd’hui être antiraciste sans être écologiste, et inversement. » (op. cit. p.14, Wildproject Éditions — 2017) Malheureusement Ghassan Hage, ou plutôt cette notion-ci, se trompe car il existe au sein du Parti Animaliste des personnes au profil spécieux, soit vaguement racistes, soit assez antisémites, soit carrément islamophobes, etc., s’étalant sur les réseaux sociaux. On ne saurait, en véritables défenseurs de l’écologie et de la biodiversité, en tant que végane mettons, se satisfaire d’une telle situation de confusion militante. Lorsque G. Hage écrit que « le racisme aggrave la crise écologique » il a raison[18], tout comme le spécisme alimente depuis longtemps cette crise dont il faut bien avoir en tête que même si tous nos modes de vie devenaient vertueux d’un simple claquement de doigts, il n’en resterait pas moins qu’il faudrait compter avec l’effet rebond et que la supercrise est là, bien installée, et qu’elle va durer. En cela, c’est vrai, ce n’est plus tout à fait une crise puisqu’une crise c’est passager — François Bégaudeau a raison[19]. Ou alors c’est épileptique, parce que symptomatique et chronique. Ce que nous pouvons faire concrètement, c’est s’y adapter et tenter d’en atténuer les effets à moyen et long termes. On voit bien que le dénominateur commun à cet assemblage de « crises » c’est le facteur humain et que même les plus beaux fruits sont de facto originairement véreux. Dans les idées comme dans les actes, il ne suffit pas de s’arranger avec la réalité pour la modifier structurellement[20]. La chute d’un corps ne s’arrête pas en jetant avec lui tout le lest dont on dispose ; tout au plus parvient-on, s’il nous reste un peu de combustible et de portance, à créer une distance, à s’en éloigner quelques temps. Relisons André Gorz : « La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés des groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes « optimales » de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de « vie programmée » et le champ des activités des appareils de répression. On détournera la colère populaire, par des mythes compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les minorités ethniques ou raciales, par exemple les « chevelus », les jeunes…) et l’État n’assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition des partis politiques. Il suffit de regarder autour de soi pour percevoir, en France et ailleurs, les signes d’une semblable dégénérescence. » (p.18 in Écologie et Politique. Écologie et Liberté, Arthaud poche — 2018). Oui cela dégénère — bien qu’il y ait partout les gènes d’un nettement mieux possible. Malheureusement tout le possible ne devient jamais ce qui advient. C’est à nous de rendre réel cette possibilité qui doit inclure l’antiracisme, l’écoféminisme et la zoopolitique au profit donc d’une saine biopolitique. À l’heure où aux USA comme en Europe la planche à billets tourne à plein régime en continuant d’enrichir les grosses fortunes, il est grand temps que cesse l’arnaque de la dette publique [qui] introduit plutôt une relation de chantage du type : « le remboursement ou la vie ! » C’est moins une biopolitique qu’une « nécropolitique »[21].
*
* *
— Éco-graphie ou le futur tué dans l’œuf —
En 1970 Jean Baudrillard écrivait dans La société de consommation qu’il venait assez récemment de se produire une « mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine. » (p.17, Folio essais — 1996) Désormais il appartenait à chacun en Occident de se différencier par sa consommation tout en validant l’aplanissement normatif dans la jouissance possessive et le renouvellement des objets. C’était bientôt la fin des trente glorieuses qui ne firent que faire croire qu’alors l’homme [pouvait] prendre en charge l’évolution dont le moteur n’est plus la nature, l’affrontement bestial d’intérêts concurrents, mais la culture, la connaissance des fins et des moyens du développement humain[22] sous cet aspect libéral-ci puisque justement il galvaudait les notions même d’émancipation et d’évolution et par conséquent de connaissance, sans parler du traitement de la nature (et des vivants) et du « distractionisme » de la culture. À cet égard, on peut reprendre à bon compte encore ce que Robert Misik emprunte à Upton Sinclair qui dans La Jungle en 1901 avait écrit qu’il est difficile de « convaincre un homme de comprendre quelque chose lorsque son salaire dépend[ait] du fait qu’il ne le comprenne pas. »[23] Nonobstant cette incompréhension du système pour bon nombre d’entre nous qui en est justement un des mécanismes majeurs, hélas on semble ne se rendre à l’évidence que bien trop tard du fait que la croissance engendre plus de pénuries qu’elle n’en atténue[24]. La gabegie, avant d’être énergétique ou simplement matérielle, est biologique. En s’installant partout, en modifiant plus que conséquemment l’« environnement », l’être humain sera surtout parvenu à éradiquer une variété incommensurable d’animaux qu’on ne reverra plus jamais — pour ceux qu’on connaissait et sans compter toutes les espèces disparues sans que nous les ayons « découvertes ». Quant aux animaux de rente, nous les avons transformés en machines-vivantes ultraperformantes et les avons inscrites dans un recyclage absolument inique, à tel point que même des spécistes ordinaires — madame et monsieur tout le monde en somme, mais pas tout le monde — s’en effrayent. Le contraire eut-il été plus inquiétant en considération que dans le même temps presque tout le monde, dans bien des situations, préfère faire l’autruche plutôt que d’affronter ce qui ne va pas et doit être changé ?
André Gorz serait probablement un militant animaliste de nos jours[25]. Sa lucidité d’esprit lui aura permis, comme on l’a vu, de tenir des propos presque prophétiques, malheureusement. Pour lui : « La « défense de la nature » doit donc être comprise comme originairement la défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes. » (Écologica, p.49) C’est peut-être le plus drôle : que nous autres humains autoproclamés maîtres et possesseurs de la nature avec Descartes, ne soyons même pas, en vérité, maîtres de notre compréhension des choses et de nos actes. C’est finalement en toute « innocence », que nous avons détruit cette Terre, n’est-ce pas ? Et à l’heure actuelle encore, malgré la reconnaissance de cet état de fait et les sonnettes d’alarmes tirées à tout bout de champ, on voit bien que même s’il existe une certaine défiance il manque un déclic, un sursaut commun allié à des sobriétés individuelles additionnées pour empêcher qu’Érychtonios ne finisse par se dévorer lui-même car le capitalisme laissé à lui-même aboutirait à l’extinction de la vie, et donc de lui-même[26].
Si nous arguons pour un mouvement politique radical de gauche[27] qui prenne en compte les nécessités animalitaires, ou animalistes, sans pour autant finalement soutenir le Parti animaliste, c’est parce que nous voyons combien la misère sociale qui parfois peut se cacher sous les apparences de l’abondance et de la prospérité (comme chez nombre de youtubers, parfois ex véganes devenus des sortes de monstruosités revendiquées et millionnaires…[28]) n’est en réalité qu’un faux-semblant, un coup de folie supplémentaire. Le réel est tout autre qui, en temps de guerres, d’inflation, de paupérisation généralisée des cerveaux comme des porte-monnaie, nous montre bien que seule une poignée de nos congénères tirent leur épingle de ce jeu morbide. Il y a peu, un article sur internet titrait en somme concernant le CAC 40 : « Tout va mal, donc tout va bien ». C’est assez édifiant. Au beau milieu de tout cela, on voit mal comment simplement défendre les intérêts des animaux de tous poils, ce qui implique le consensus économique, donc le welfarisme interminable de devoir prendre le temps où l’enfer se cache dans le moindre détail, tout en omettant que la société se mette en branle pour résoudre les graves problèmes qu’endurent une très grande partie des citoyens du monde, et qui sont parties prenantes du fait que les animaux soient encore et toujours traités comme ils le sont quand pourtant les moyens existent pour faire autrement. C’est alors que ces écologues fustigés par certains antispécistes nous intéressent fortement car leur discours s’inscrit dans une lutte plus grande que celle de la cause animale. Non pas que la cause animale soit moins importante. Seulement elle ne peut être défendue que pour elle-même si la mécanique mondiale d’homo æconomicus ne change pas. Car en définitive, et puisque les antispécistes eux-mêmes affirment que ce n’est pas un problème que des espèces disparaissent mais que c’est à chaque instant la vie de chaque animale qui compte (une espèce n’étant personne en vérité), alors nous devons reconnaître l’échec de l’antispécisme comme politique tout court puisque ce postulat est un contresens justement parce qu’il faut défendre les espèces, dans leur diversité, pour y défendre les individus qui les composent. Souvenons-nous de ce qu’a écrit Michel Serres à la fin du XXe siècle, en 1990 : « Par gros animal interposé, nous avons tellement gagné la lutte pour la vie contre les autres espèces de flore et de faune que, parvenus à un seuil, nous redoutons que la victoire, soudain, se retourne en défaite. » Et il ajoutait un peu plus loin : « Vient de changer de camp la fragilité. » (p.39 et p.40 in Le contrat naturel, Champs essais — 2009) Il faut bien comprendre que nos modalités existentiales basées sur la surproduction et la surconsommation de matérialités inutiles qui sont autant de balafres infligées au naturel, sont aussi une manière de se creuser un immense tombeau, pour nous et pour les autres vivants dont nous avons longtemps méprisé l’importance symbiotique directe ou indirecte. Au lieu de cela, il n’y a visiblement que l’économie qui compte, au point de prendre l’écologie et le véganisme pour des marchés juteux faisant oublier le véritable enjeu. Or, la défense des animaux ne peut être une cause politique pratiquée en aparté du reste de la sociopolitique. De la même manière qu’Antonio Negri nous rappelait qu’il ne fallait pas ignorer la dimension « biopolitique » du revenu, ce qui signifie la prise en compte de la quantité de travail qui doit être employée pour garantir la reproduction de la vie […][29], nous devons prendre en compte la dimension zoopolitique de notre existence commune avec les animaux au sein du biosystème terrestre qui est notre unique et limité vaisseau pour vivre. Ceci nous amène à revenir sur un propos essentiel de Ghassan Hage comme quoi la domestication des animaux, par exemple, implique de s’en rendre propriétaire par la capture (couper la fourrure ou la queue, faire se reproduire des espèces domestiques précises), l’entretien (nourriture, nettoyage), la consommation de leur force de travail, de produits animaux comme le lait ou la viande, ou la consommation de l’animal même, et enfin la gestion des déchets produits dans tous ces processus de consommation. La domestication ne concerne pas seulement les corps animaux. Elle traite également de la gestion spatiale (enfermement, mise en cage, positionnement, transport) des populations animales (stocks). Par conséquent, une théorie générale de la domestication doit englober un compte-rendu du pouvoir soulignant à la fois la micro-spatialité de constitution/modification/exploitation des corps, et la macro-spatialité du contrôle des populations[30].
En fin de compte — et à présent beaucoup d’entre nous, au fond, le savent —, laisser s’éteindre l’ensemble ou presque de la biodiversité, cela va de pair avec l’abandon sociologique des classes humaines productives « inférieures ». Si ces classes meurent, la classe dominante ne pourra pas non plus survivre longtemps. Cependant, si une certaine forme de travail, et de partage, est nécessaire à la survie puis à l’établissement d’une émancipation vers une vie, il convient de redéfinir collectivement ce qu’est pour nous que cette chose surprenante, étrange et précieuse à la fois, qu’est la vie. Et l’on se demande bien à quoi ressemblerait un monde où les animaux n’existeraient plus que sur des papiers peints, des assiettes ou en résine décorative pour nos jardins morts. Comment, dès lors, faire acte de zoostasis ? Autrement dit comment s’insurger pour et avec les animaux sans en détacher la cause du reste de nos architectures sociotechniques et nos difficultés existentielles humaines ?
*
* *
— Zoostasis —
Comme l’affirme Lamya Essemlali : « […] les dominations entre humains et les dominations sur la nature, éthiquement c’est la même chose[31]. », et ce en vertu de cette écrasante praxis qui est que certains sont les sujets de l’ordre mondial, d’autres en sont les objets, ne circulant souvent qu’en fonction des besoins du capital[32]. Ce qu’il faut, sans doute, sans que pour autant nous retournions à l’âge de pierre comme le proclament les mauvaises langues, c’est déconstruire la biopolitique capitaliste pro-spéciste actuelle, et la transformer en autre chose qui ait du sens en-dehors du modèle imposé de l’« ingénierie appliquée aux systèmes vivants. »[33] Quand le néolibéralisme s’empare même de l’écologie pour en magnifier l’aspect « lifestyle révolutionnaire sympa », il est grand temps de s’inquiéter car la sérénité et la bienveillance ne sont pas des biens marchands, en théorie[34]. Probablement que la décroissance dont nous avons besoin en tant qu’humanité doit passer par la célébration d’une vie simple aux ambitions mesurées, dans laquelle nous cessions de nous donner en spectacle et de nous tourner nous-mêmes en ridicule en écoutant nos appétits de toutes sortes, tout en contradictions que nous sommes sans arrêt. Seulement, existe-t-il ce « sens commun » dont Pierre Moscovici disait en 2002 que tout comme la psychologie sociale, l’écologie doit avoir pour objectif de s’[y] appuyer, elle doit « rendre visible ce que les autres ne savent plus voir, faire sentir ce à quoi ils ne sont plus sensibles[35]. Rien n’est moins sûr.
L’essai de Christian Laval et Pierre Dardot autour duquel nous parlons, a été publié en 2016. On peut dire d’ores et déjà, six années après, que leur constat s’est avéré parfaitement juste, tout à fait confirmé par la réalité à venir, notamment lors des élections présidentielles et la guerre menée par Vladimir Poutine à l’Ukraine tout en visant le système occidental dans son entièreté : Il n’est pas encore « minuit dans le siècle », mais on conviendra que le nouveau siècle, à peine né, commence sous de biens mauvais auspices : le nationalisme exacerbé, la xénophobie fièrement assumée, le fondamentalisme religieux belliqueux, dont les avatars les plus inquiétants prennent la forme d’un désir de mort, autant de phénomènes qui rappellent les horreurs du siècle passé dans leur aspect le plus tragique[36]. Et hélas, autant le véganisme des uns que l’animalisme politisé des autres, ne sauvent que fort peu d’animaux — le décompte personnel orgueilleux reste une pure abstraction face à la réalité brute —, autant malgré l’inquiétude ressentie jusque dans la sphère du pouvoir lors de la pandémie de Covid-19, les bons mots ne sont demeurés que des mots vains, rassuristes, électoralistes encore. Depuis la crise du coronavirus — quoi ? c’est terminé, pas sûr… — d’autres promesses ont été faites, d’autres jolis mots prononcés, même en quelque sorte des animots de-ci de-là. Mais dans la réalité, chacun vaque à son autisme. Alors bien entendu, il faudra faire le distinguo entre l’affairisme des uns et la retraite des autres, là où l’on peut encore se targuer de participer au monde par sa discrétion, en libérant de l’espace vital pour d’autres, au sens propre comme au figuré. C’est un peu oui, c’est possible, une manière de retourner dans sa coquille en se laissant glisser parmi les affres du monde en ne sortant ses antennes que lorsqu’on a un message audible et pertinent à diffuser alentour. C’est dire tout le silence qu’on produira d’abord. Et dans ce silence, il y aura toute la souveraine animalité qui gît en nous, impavide de sentir-être-là.
D’ailleurs, les hurleurs aussi singent ce qui vit sans être humain : « […] il n’a jamais existé pour la souveraineté d’autre référence pour se produire et s’instituer que celle qui fait signe vers l’animalité. », écrit Patrick Llored[37]. Le philosophe en 2012 expliquait suivant Derrida, que l’animal est toujours au centre de la stratégie zoopolique. L’animal — capital quand pluriel —, plus capital que l’animal capital laborantin de son errance monétaire, est bel et bien là, et peut-être pour demain totalement, résidu, résiduel, plus résident en ce bas monde, et si ça et là animalcule encore, alors il y aura comme la vie est — biostrophein —, non pas de l’espérance uniquement, mais une forme de plus-value, une résurgence du poiein comme un éternel retour du même autre. Dans le livre II du Capital, Karl Marx expliquait : « Bien que la plus-value soit produite dans la sphère de production, elle n’est réalisée à l’égal de tout autre élément constitutif de la valeur marchande que dans la sphère de la circulation. » (p.1074, PUF Quadrige — 1993) N’avons-nous pas déjà, en vivant, une plus-value naturelle en capacité de re-produire le réel ? Et pas uniquement nous, humains. Nous tous : les animaux et nous, dans notre immense palette biopoétique.
À moins que plus rien ne vaille ? À vous de vivre, et laisser vivre ; si vous voulez voir.
M.
[1] Op. cit. p.48 (Folio essais — 2018)
[2] Écologica, p.21 (Galilée éditions — 2008)
[3] Et le slogan phare de l’ex-président : « Travailler plus pour gagner plus ». On mesure aujourd’hui la franche réussite de cette absurdité… dans les hôpitaux par exemple […].
[4] Ce cauchemar qui n’en finit pas, p.7, p.8 et pp.8-9.
[5] On ne peut s’empêcher ici de penser à un des paroxysmes actuels en la matière qui est le confinement ultraviolent imposé à Shanghai ou ailleurs en Chine. On y scotche, s’il le faut, les récalcitrants, littéralement.
[6] Ce cauchemar qui n’en finit pas, pp.32-33.
[7] Écologica, p.18
[8] Ce cauchemar qui n’en finit pas, p.35 & p.37.
[9] En 1997, Luc Boltanski et Eve Chiapello ont écrit un essai massif tout à fait édifiant à propos de l’organisation néolibérale contemporaine du travail : Le nouvel esprit du capitalisme. Cet essai critique la déshumanisation du monde du travail et analyse avec beaucoup de rigueur son agencement en réseau(x) et sa valorisation en-dehors même de l’espace de travail de sa pensée qui imbibe la sphère publique partout où elle le peut. « En revanche, la classe capitaliste dans son ensemble a intérêt à ce que à ce que les pratiques générales, notamment vis-à-vis des cadres, permettent de conserver l’adhésion de ceux dont dépend la réalisation du profit. […] le maintien d’une zone pacifiée au centre du système-monde, dans laquelle entretenir un vivier de cadres, où ils puissent se former, élever des enfants et vivre en sécurité. » « Le cadre sera désormais jugé sur la réalisation de cet objectif, c’est-à-dire sur la plus ou moins grande réussite de son activité et non sur la souplesse de son échine. On lui donnera une certaine autonomie dans l’organisation, des moyens lui sont concédés et il sera contrôlé, non à chacune de ses décisions, mais sur le résultat global. Grâce à cet ingénieux dispositif, les patrons gardent le contrôle tout en opérant les réformes jugées nécessaires par les organisateurs. Les cadres y gagnent de l’autonomie et les entreprises vont pouvoir profiter d’une source de travail remotivée. » (p.59 et p.113 — Tel Gallimard — 2011)
[10] Ce cauchemar qui n’en finit pas, p.39.
[11] Op. cit. p.52. (Folio essais — 1989)
[12] On pense également ici, cela dit en passant, à Guy Debord et sa critique de la « société du spectacle ». En a-t-on atteint le paroxysme ? — on ne saurait dire tant la publicité et le benchmarking parviennent à produire des contenus multiples de choses à vendre initialement peu proches, où l’humour et le cynisme confondus confèrent à l’absurde. Ontologiquement et métaphysiquement parlant, là est l’avènement d’un certain (malin) génie, et à la fois — pour paraphraser A. Finkielkraut — de la défaite de la pensée. Ainsi, on trouve chez G. Debord que : « La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu’elle l’est. », et que « L’homme, « l’être négatif qui est uniquement dans la mesure où il supprime l’Être », est identique au temps. » (p.121 et p.125 in La Société du spectacle, Folio — 1996) Le temps sans l’Être, c’est l’éternité retrouvée soit : rien, le néant.
[13] Pankaj Mishra in « La politique à l’ère du ressentiment » dans L’âge de la régression, p.185.
[14] Sur ce point, voir les propos de C. Laval et P. Dardot, p.80 et p.85 : « Car l’originalité du néolibéralisme est bien de créer un nouvel ensemble des règles définissant non seulement un autre « régime d’accumulation », mais plus largement une autre société. » « Car le néolibéralisme ne répond pas seulement à une crise d’accumulation, il répond aussi à une crise de gouvernementalité […] (liée aux crises des pouvoirs dominants). » « Le mérite irremplaçable de Foucault fut de situer dans ce contexte l’avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus. Une manière prétendant faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique. Il saisit, contre l’économisme, que l’on ne peut isoler les luttes des travailleurs des luttes des femmes, des étudiants, des artistes ou des malades. Il entrevoit la manière dont le remaniement des modes de gouvernement des individus dans les divers secteurs de la société et les réponses apportées aux luttes sociales et culturelles sont en train de trouver avec le néolibéralisme une cohérence à la fois théorique et pratique. »
[15] On peut ici faire un léger détour par l’analyse existentielle de Ludwig Binswanger lorsqu’il nous parle de ce commun que nous possédons et qu’il nomme dans un texte intitulé « L’appréhension héraclitéenne de l’homme », le φρονεῖν : « Ce qui est commun à tous, c’est le φρονεῖν. Dans la mesure où la phronéisis ou le phronein est, d’une part, en contact étroit avec la σοφία, en tant que langage de vérité et d’écoute avec la nature (φυσις, c’est-à-dire qualité naturelle ou vraie des objets) en contact étroit avec l’action conforme avec la nature, mais d’autre part aussi avec la connaissance de soi, dans la mesure donc où ce concept exprime le devenir du soi-même constamment orienté vers la vérité, la « nature » et l’action qui lui est conforme, nous ne voulons en aucun cas le traduire par « pensée » (la pensée ne représentant qu’une signification spéciale de la phronésis, et, au contraire, devons-nous la traduire par réflexion ou être réfléchi. » (p.171 in Introduction à l’analyse existentielle, Les éditions de minuit — 1971)
[16] Ce cauchemar qui n’en finit pas, p.87.
[17] À ce propos et en résonnance avec l’œuvre de Guy Debord, on pense alors — à la suite d’un récent entretien de François Bégaudeau sur Blast — combien la culture et notamment politique, s’est acculturée elle-même à force de fabula narratur. La performative ne sert quasiment plus le réel, même dans le discours de la gauche radicale puisque désormais, à l’instar de la narration marketing (ou managériale), c’est ce qui est dit qui compte plus que ce qui a lieu pour de vrai. C’est un peu, comme à l’école primaire, « celui qui le dit qui y est ». C’est hélas le jeu, ou milieu médiatisé politique dans son ensemble, qui impose cela. Sous cette méta-textualité reste ensevelie la texture de la réalité, de la quotidienneté, de la socialité, lesquelles structures vivantes ne trouvent pas de voix au chapitre de l’énoncé, en effet, macro-politique. Et c’est ainsi que la révolution n’advient jamais que morcelée et épuisée dans la hargne des commentaires des réseaux sociaux sans naître véritablement au monde comme rassemblement des individus cherchant ensemble à faire du monde en commun le lieu de l’émancipation de chacun ; ainsi que Mai 68 fut un fiasco révolutionnaire et le pré-avènement du modèle libéral thatchérien-reaganien asservissant l’individu en l’assignant au rôle plus ou moins uniformisé de « producteur-consommateur » « recyclants* » d’objets standards. C’est ainsi qu’au vingt-et-unième siècle, la libération animale ne peut pas avoir lieu pour l’instant, puisque d’ores et déjà le « bien-être animal » n’est qu’un vain mot de plus, à la fois un alibi, une excuse et un slogan. De Mai 68, G. Deleuze et F. Guattari ont écrit : « […] tous ceux qui jugeaient en terme de macro-politique n’ont rien compris à l’événement, parce que quelque chose d’inassignable fuyait. Les hommes politiques, les partis, les syndicats, beaucoup d’hommes de gauche, en conçurent un grand dépit ; ils rappelaient sans cesse que les « conditions » n’étaient pas données. C’est comme si on les avait provisoirement destitués de toute la machine duelle qui en faisait des interlocuteurs valables. Bizarrement de Gaulle et même Pompidou comprirent beaucoup plus que les autres. » (p.264 in Mille Plateaux, Éditions de Minuit — 1980)
* Ce terme de « recyclants » signifie pour nous celui qui tourne en boucle dans le cycle de production-marchandisation-consommation, et ainsi de suite. Nous le construisons, à dessein, comme est construit celui de « répliquants » dans Do Androids Dream of Electric Sheep ? de P. K. Dick.
[18] Ainsi G. Hage explique-t-il : « Le racisme est une menace environnementale, car il renforce et reproduit la domination des structures sociales de base qui ont engendré la crise environnementale, qui sont les structures mêmes de sa propre production. » (op. cit. p.23)
[19] Voir « Le réel est du côté de la gauche » sur le média Blast : https://www.youtube.com/watch?v=ABog6kTbXvE.
[20] Dans leur ouvrage, Laval et Dardot expriment très clairement cette hypocrisie : « Avec la financiarisation de la biodiversité on peut identifier une seconde forme de la logique de l’illimitation. La mise en marché de la nature est justifiée au nom de ce qu’il faut désormais appeler la « compensation biodiversité ». Par-là il faut entendre non pas que nous n’avons pas le droit de détruire la biodiversité, mais au contraire que nous avons ce droit à condition que nous remplacions ailleurs ce que nous avons détruit ici. Par exemple nous avons le droit ici de détruire dix hectares de forêt à condition de replanter dix hectares de forêt ailleurs, au prétexte que dans trente ans, quand les arbres auront grandi, cela ne fera pas de différence. Mais, pour opérer cette compensation, il faut au préalable évaluer le montant de la perte à compenser. Il faut donc donner de la valeur à ce qui n’est pas un produit du travail — par exemple, à la pollinisation des arbres et des fleurs par les abeilles. » (pp.91-92)
[21] Ce cauchemar qui n’en finit pas, p.167.3-168.
[22] Marxisme du XXe siècle, Roger Garaudy, p.32 (Éditions 10/18 — 1966)
[23] Dans le texte « Le courage de l’audace », p.206 in L’âge de la régression.
[24] Écologie et Politique. Écologie et Liberté, p.127, André Gorz (Arthaud — 2018)
[25] Dans Écologie et Politique. Écologie et Liberté, Gorz expliquait déjà combien la maltraitance animale généralisée était un souci majeur pour la vie sur Terre dans son ensemble. On peut y lire par exemple p.177 : « Il a suffi de soixante-dix ans à l’agriculture moderne pour détruire, de 1882 à 1952, la moitié de l’humus sur 38,5% des terres cultivées. L’étendue des terres impropres à la culture a augmenté, durant cette période, de 1,5 milliard d’hectares. Plus du tiers des forêts existant en 1882 ont été rasées (soit 1,9 milliard d’hectares). Sur les 1,2 milliard d’hectares actuellement cultivés, il ne reste que 0,5 milliard d’hectares de « bonnes terres ». » Et p.180 à propos des Etats-Unis et de la Suède : « Ils utilisent, pour se nourrir, 20% des surfaces agricoles du globe en plus des leurs propres. Ils établissent actuellement au Sahel, en pleine famine, un élevage de 150 000 hectares qui doit fournir de la viande à l’Europe. Ils donnent les deux tiers de la récolte de soja à leurs bêtes, alors que le soja est le principal aliment protéinique pour 1 milliard d’habitants de l’Asie. Ils utilisent 800 à 900 kilos de céréales par an et par tête pour engraisser cheptels et volailles, alors que 150 à 200 kilos suffisent à un habitant du tiers-monde pour se nourrir, lui-même et ses poules. »
[26] Écologica, p.60.
[27] C’est un véganarchisme : végane pour l’abolition pure et simple de toute forme d’exploitation animale, et anarchiste car il fait rupture avec les atavismes historico-spécistes et capitalistes responsables de l’état du monde actuel, il se sépare de toute archè. En cela, nous revendiquons une fois encore le texte de Brian A. Dominick Révolution sociale et libération animale et voulons poursuivre avec à l’esprit le besoin d’établir tous les « comment » nécessaires à cette continuité biontique à laquelle on aspire, à l’instar du philosophe Reiner Schürmann qui, dans Le principe d’anarchie, a écrit : « […] si les époques touchent à leur fin, la présence se trouve privée de principe, ou d’arché et telos. De même, la praxis humaine peut et doit alors être pensée comme « sans pourquoi ». » (p.33, Diaphanes éditions — 1982)
[28] Voir à ce propos la vidéo de Pacôme Thiellement pour Blast sur le « mukbang » : https://www.youtube.com/watch?v=ipZ1TxU9ydo
[29] Inventer le commun des hommes, p.142 (Bayard Culture — 2010)
[30] p.93 in Le loup et le musulman.
[31] Cf. Un sol commun. Lutter, habiter, penser, p.34 (collectif réunis par Marin Schaffner, Wildproject Éditions — 2019)
[32] Le loup et le musulman, p.41.
[33] On emprunte cette excellente formule, une nouvelle fois, à un André Gorz plutôt visionnaire en 1977. Cf. : « L’écologisme utilise l’écologie comme le levier d’une critique radicale de cette civilisation et de cette société. Mais l’écologie peut aussi être utilisée pour l’exaltation de l’ingénierie appliquée aux systèmes vivants. » « : Sans la lutte pour des technologies différentes, la lutte pour une société différente est vaine […] Le nucléaire, par exemple, qu’il soit capitaliste ou socialiste, suppose et impose une société centralisée, hiérarchisée et policière. » (p.270 et p.274 in Écologie et Politique. Écologie et Liberté)
[34] À cet égard, on veut ici rapporter le propos d’Olivier Assouly qui, dans L’organisation criminelle de la faim, dit : « Arc-boutée sur le principe du recyclage, l’écologie poursuit avec modération la captation des ressources énergétiques de la biomasse, sans jamais remettre en cause le principe d’exploitation systématique de la nature. » (Actes Sud — 2013)
[35] Cité par Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot in « Des expériences de la nature pour une nouvelle société » dans Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner, p.317 (CNRS éditions — 2017)
[36] Op. cit. p.215.
[37] Jacques Derrida : Politique et éthique de l’animalité, p.58 (Sils Maria — 2013)
