VÉGANOSOPHIA — LA BIOPOLITIQUE DANS L’ONTOLOGIE (PARTIE VIII)

VEGANOSOPHIA 

Nihil animali a me alienum puto
   « L’objectif des veganosophia réside, dans le croisement de données et l’intertextualité ainsi produite, dans la volonté de poursuivre le questionnement philosophique fondamental du véganisme contre l’exploitation animale. Chaque partie publiée est susceptible d’être augmentée, développée ultérieurement à sa mise en ligne, ou prolongée de manière directe ou indirecte dans d’autres textes « véganosophiques ». »

 

LA BIOPOLITIQUE DANS L’ONTOLOGIE — MODALITÉ DES ÊTRES DU MONDE (PARTIE VIII)

 

   14) Transhumance :
   Là où l’Être est épuisé pour ces êtres, les étant-vivants ont de tous temps pris la seule décision qui s’impose alors : la migration. C’est proprement du lieu devenu invivable, même s’il le redeviendra peut-être — sans doute — que l’on part chaque fois que cela est nécessaire au survivre. Toutefois, dans un monde sous occupation telle que la Terre porte l’Humanité, il devient extrêmement plus difficile de partir. Partir pour quitter la désolation, au péril de l’isolement, de l’échec. Loin que les animaux non-humains aient encore à effectuer de nouvelles trajectoires quand les flux migratoires séculiers ne sont plus praticables, les hommes eux-aussi ont à s’affranchir des topologies qui sont les leurs. Et comme les animaux qui ne sauraient désormais toujours franchir les espaces pour trouver une herbe plus verte ailleurs, non pas aussi facilement qu’avant car ça n’a jamais été facile, les uns comme les autres, les humains comme les non-humains, doivent faire avec des contraintes de l’ordre de l’insurmontable. Comment pour les uns surpasser les frontières gardées et les montagnes administratives, et pour les autres traverser les océans bitumés, les forêts d’immeubles illuminés et littéralement déroutant que les hommes érigent et étalent ? En revenant sur une autre remarque de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, on veut faire mieux transparaître, rendre manifeste, l’âgon (ἀγών) tel qu’il s’exerce déchirant l’Être. Dans La pensée sauvage, que nous dit Lévi-Strauss sur la Vérité de l’Être et qui ait un impérieux rapport avec notre engagement biopolitique ? Il écrit, en 1962 : « c’est l’herbe en général qui attire l’herbivore.[1] »
   Plus précisément, c’est rebondissant sur une idée du zoologiste allemand Bernhard Grzimek (grand protecteur en son temps du Parc national du Serengeti) que Lévi-Strauss reprend une maxime bergsonienne. En note de bas de page, Lévi-Strauss ajoute que les efforts pour établir en Afrique des parcs naturels, destinés à la préservation des espèces menacées, se heurtent à la difficulté que, même si la superficie des pâturages est suffisante, les animaux ne les utilisent que comme ports d’attache, et se rendent fort loin en dehors des limites de la réserve, en quêtes d’herbes plus riches en protéines que celles des pâturages qu’on prétend leur imposer pour la raison simpliste qu’ils sont suffisamment étendus. (Grzimek) Ce n’est donc pas l’herbe, mais la différence entre les espèces d’herbe, qui intéresse l’herbivore… Il nous semble que cette remarque est très pertinente quant à l’approfondissement de l’ontologie en vue qu’émerge une bio-politique. Parce qu’il est évident qu’à dire que « c’est l’herbe en général qui attire l’herbivore », non seulement on critique encore la position technico-productiviste de l’agrobusiness et l’exploitation faite du vivant en général dans le vaste procès alimentaire menant à la « fête somptuaire » debordienne, mais plus profondément que cela encore cela nous dit quelque chose du rapport d’ambivalence de l’ ά-λήθει entre l’Être et l’adventice qui en mésuse. Ainsi animal-ité et humanité sont les médusées de l’affaire. Il n’est plus uniquement question d’être-jeté ni de logos en retrait mais bel et bien de ce qui, se temporalisant, advient à l’être. Martin Heidegger dans Question I et II relate de façon par presque trop idéelle de la relation en question : « L’’Λλήθια  joue dans l’’Ιδέα et dans la χοινωνια des Idées, dans la mesure où celles-ci se font apparaître les unes les autres et ainsi composent l’être-étant, l’όντος όν. » (pp.369-370) Dans le même temps n’oublions pas de souligner l’importance de cette reconnaissance, soit : l’assentiment donné à la nécessité vitale pour chacun des étant-vivants. Cette herbe est à cet herbivore ce que la vie est au vivant — et ce que le sub-jectum est à l’Être. Pas le cogito. Il n’est qu’une des multiples manifestations, une des formes (morphè et eidos subjectif) que peut prendre la sentience. Dans la pratique les choses sont finalement bien plus enracinées dans l’Être que dans le discours heideggérien. Et ce justement parce qu’ayant une expérience vécue de l’Être. Si cela ne constitue pas en soi une ontologie réflexive pour autant, le vivre des êtres sensibles nous intéresse tout particulièrement à l’aune de la question ontologique justement parce qu’elle est cette efflorescence innocente, on peut dire immanence, de ce que la conscience réflexive nous donne à penser (de l’)en-dessous (ὑποκείμενον). Mais, à nous humains la question qui vient à être nous arrive par nous-mêmes et non à cause de nous. Pas de quoi donc s’enorgueillir d’une quelconque supériorité de l’esprit humain, là où Heidegger voulait bien au contraire laisser entendre que le Dasein n’était après tout rien d’autre qu’humain et que cela suffisait en quelque sorte à faire toute la différence. Ça ne différencie pas tant que ça, pour répondre au spécisme. Cela diffère en outre en sorte que le temps de vie annonce comme advenant le non-temps de la mort. Et pourtant nous ne sommes pas uniques face au sentiment de finitude. Qu’on songe à l’attitude affligée de nombreux animaux quand un proche vient de décéder. Et pourquoi donc Heidegger met-il soigneusement ce qu’il nomme l’intensité intime dans un trou noir qui se veut être le fameux arrière-être dont on a dit qu’il n’a point d’intérêt puisqu’il ne cause plus rien, toute prise que cette causalité est dans ses effets. « Le « fondement » de l’intime intensité ne s’ouvre que si le questionnement trouve ici son nadir. Ce nadir est étroitement lié à la décision. L’estre : rien d’« humain » (entendu comme fabriqué par lui) ; et malgré cela, au déferlement de la pleine essence de l’estre, il faut un être qui soit le là — et ainsi l’instentialité de l’être humain. » (p.304 in Apports a la philosophie : de l’avenance. NRF) C’est plutôt sous le zénith que cette herbe satisfait l’herbivore. Autrement dit là maintenant sous le soleil de midi. L’anthropocentrisme a beau avoir encore frappé, laissons d’un côté le miroir, et libres les alouettes.
   C’est par nous que l’herbe est meilleure et nous attire. Nous sommes, étant-vivants, la pure μεταϐολή qu’Heidegger signalait comme l’absence en retrait « qui vient à paraître » (p.500 in op. cit.) ou encore suite à Nietzsche donc cet « homme qui prend corps » comme cet herbivore qui prend herbe — là où l’herbe est telle que la prendre enrichit son être — « homo naturæ » (p.485) qui n’a d’autre possibilité quoi qu’il y fasse y compris si y manigançant (qu’y fabrique-t-il bien donc ?) la constitution adventice qui lui échappe en tant que non-être ayant « à être » soit : pis que le non-être qui n’étant pas ne dévalue jamais l’Être des êtres qui sont, donc étant de l’a-être pur : de l’être désubstantialisant et dévitalisant dans l’ouverture permissive de la technicité qui s’empare de l’Être des êtres. Alors à la suite de Parménide et de Kant, Heidegger pourra bien placer l’homo-Dasein sur un piédestal, il est pourtant bel et bien, cet humain-là, cet animal-là qui trouve toujours une bonne raison à tout, celui qui abîme l’Être. Il le recherche, causal, dans un fonds qui est en réalité d’ores et déjà tout gonflé en surface — il n’est que surface. Cette sphère de l’éternel revient, dont les cercles et les boucles (∞) innombrables se croisent à mailler le real sur lequel nous cherchons l’herbe verte ontologique et y creusons rien d’autre que des tombes pour nos prochains, humains et non-humains, puisant dans l’arrière-être l’énergie mortifère de nos propres destins — fossilisation(s) — en oubliant notre propre transitoire, où pourtant enfin cela est qu’έναι et έστι — formes d’Être — « laisser-être-présent » et « ce qui laisse être la présence » dit Martin Heidegger (ibid. p.421), n’empêchent pas que des sortes de pensées du nihilisme le plus morbide dévorent alentour puisqu’on fait alors totalement fi de la valeur de la Vie. Nonobstant, et bien qu’il n’ait rien fait de cette intuition car toujours engoncé dans son horreur de la technicité destituant l’humanité de l’humain dans l’humanisme classique, Heidegger aura tout de même formulé l’impératif philosophique devenu si urgent de nos jours, et qui résonne dans nos auto-constitutions (sub-jets) telle une énigme : Il faut ouvrir le « biologique » à la considération[2].
    Ceci nous amène à rappeler ce que dit fort justement Etienne Bimbenet marquant son territoire vis-à-vis de l’animalité derridienne dans L’animal que je ne suis plus (Folio Essais). En restant très pragmatique et dans l’analyse spatio-temporelle des choses, on encore matérielle peut-on dire, Bimbenet souligne l’importance des travaux de Peacoke au sujet de « l’organisation du perçu » d’où il résulte très évidemment que c’est la vie, bien avant la pensée, qui pourvoit le sensible de dimensions, c’est-à-dire de normes sensorielles et motrices mesurant l’apparaître[3]. De quoi donner un premier élément de réponse à l’ouverture heideggérienne pour la considération pour le biologique. Mais ne rejoint-on pas, par le côté cybernétique de la chose, l’intentionnalité médiate qu’Husserl devinait dans l’organisation de la Vie ? L’observer par le mode d’analyse phénoménologique, ou bien au travers d’une certaine forme de behaviorisme ou de structuralisme cela ne change rien à la réalité de facto. C’est pourquoi les disciplines comptent en tant qu’outils et sont bien entendu complémentaires. Il n’en demeure pas moins que chacune ayant ses limites leur agencement dans le pluridisciplinaire nous aide à mieux définir de quoi il retourne, sans toutefois puisqu’il s’agit — nous compris — d’un procès auto-évolutif, pouvoir (espérer) en atteindre une compréhension totale. Être, c’est aussi cet échappement à soi-même de l’ensemble par ses parties. Ce n’est pas tant le biologique au fond qui nous intéresse, que ce que le biologique dans son avenance donne à penser qui d’abord est un sentir. Ici nous touchons à ce que Bimbenet décrit p.271 dans son essai comme étant « un apophenesthai, un faire voir ce dont il est parlé, plutôt qu’une apophansis, un énoncé », et nous sommes tout à fait d’accord avec lui. Cela appartient en effet, comme événementialité, à « la vérité du langage » que de faire du véridictionnel même ce qui n’appartient pas au départ au domaine du langage. N’en ressort-il pas que le langage soit alors — (d)énoncé par sa performative — le propre de l’Homme oui, mais son « propre ressenti mondain, ontologique, corporel ex-primé » ? D’où il apparaît que le langage est une forme structurée interactive de la sensibilité biologique. Le biologique étant de l’Être une des configurations, on peut dire que les corps des animaux ont leurs propres structurations ontologiques interdépendantes du restant de l’Être, êtres vivants et choses « inanimées » ensemble. On peut, provisoirement, laisser de côté l’opposition vulgaire entre langage humain (anthropôn phone, le langage des hommes, les langues) et communication interspécifique. Ce qui nous interpelle dans la question de l’Être, c’est ce dit qui littéralement dicte le dire de l’Être en en faisant lecture(s) et écriture(s). Comme on l’a déjà fait savoir, ce graphein est le propre du vivant agissant, façonnant son univers écosystémique. Qu’à notre conscience typiquement humaine vienne la question de l’Être, ça n’est jamais que la projection sur le monde de la question de l’ego, parlant ou non. Qu’on se rappelle notre compagnon félin qui se mirait dans les vitres et nous regardait le regardant faire — croisant nos regards par ce biais. Il vient à être pensé qu’en dernière analyse, le plus surprenant ce n’est pas qu’il y ait quelque chose plutôt que sinon rien, mais enfin qu’il y ait ou le monde en son informalité, la gratuité pure de la présence (data pure), ou des êtres sensibles pour s’y éprouver estre… sentiment bien kierkegaardien certes, et en ultime ressort le plus troublant c’est qu’il y ait, à un moment donné, les deux pour en parachever la complétude en sa temporalisation spatiale. Il est sûr, pour continuer avec l’observance phénoménologique, que la Vie en sa pluralité est ce qui confère à l’espace son Temps dans la mesure (phanô, je montrerai) de son paraître égoïque chaque fois qu’un de ces êtres naît et ex-siste à sa façon (biologie, physiologie, espèce). Le pur phantasme de l’Ego[4] dégénéré serait d’y espérer une seule présence « vivante » qui serait l’Homme, ce qui risque d’arriver d’une manière ou d’une autre si nous ne prenons garde au triste tropique qui vient dû à l’exploitation animale engendrant la dénaturation (trop rapide) de toute la Nature. Ce « phanô » de l’Ego en ce qu’il parle au futur est la manière préverbale de l’Être de se dire en se manifestant. Quelque part donc, Être s’anticipe. Comme quoi l’intérêt philosophique est bien dans le Devenir. Et de devenir (venir-de) il n’y a que s’il y a du vivant. C’est tautologique que de le dire ainsi, mais nos mots sont limités qui, parlant d’eux-mêmes ont malgré tout la faculté d’induire l’indicible. C’est peut-être tout bonnement ça la différance qui dans la traine phénoménologique nous permet de deviner l’inter-valant (khôra) en vie ? Là où l’herbe surgit et qu’on rumine ce qu’Être…
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   Alors à cette surface ontologique en laquelle il n’y a de permanent que le changement, où l’Être est ce qui passe à l’autre, nous voici co-évoluant depuis plusieurs milliards d’années, nous humains descendant ou « montant » du singe comme aimait à dire Robert Merle, avec les non-humains, et il faut s’arrêter une seconde sur ce vertige que de penser à l’éviction (ou absorption) de Neandertal au profit qu’il ne reste plus du genre homo que sapiens sapiens, tout comme cela s’est probablement produit avec des millions d’autres espèces. Et si nous nommons cette aire que nous vivons l’anthropocène, c’est que l’impact de notre présence « civilisée » sur l’environnement terrestre est tel qu’il le modifie si radicalement que notre monde n’est pas en mesure d’en accuser la charge. Parce qu’à chaque fois qu’on dévaste un micro-écosystème ou qu’un ensemble mineur de la micro et biodiversité disparaît cela bouleverse tout l’équilibre qui nous a été jusqu’ici favorable. Dans l’absolu — et c’est ce que Lévi-Strauss voulait dire — le mystère ontologique de l’apparaître et de sa présence demeure posé dès lors qu’il aura été d’abord ressenti, ému, puis formulé. Et la fin de l’Homme n’est pas nécessairement la fin du vivant. Serions-nous apparus et quasiment tout le règne animal qu’on connaît à l’heure actuelle si la Terre n’avait point été frappée par le fameux météorite qui conduisit à l’extinction des dinosaures ?
   Bien évidemment nous y sommes ou nous sommes en-vie, tout comme ce qui vit. L’Eros de ce qui s’auto-organise et auto-conserve, quitte en de successives et subtiles métamorphoses multiséculaires, n’est pas prêt d’abandonner la partie. C’est en raison de ce que nous sommes dans un milieu de milieux que nous avons à nous acquitter d’un devoir-être. L’éthique est là qui nous dévoile dans l’autre-animal ce prochain qui est tout autant que moi une tentative réussie de survie de la Vie et d’autorévélation de l’Être. Cela est le telos qui ne connaît pas, en principe, de fin, qui est sa propre finitude dans l’inachèvement, et est archaïque dans le sens de son initialité. Être est toujours un surfaçage qui vient non pas par en-dessous mais par en de-soi. Y vivre à bon escient revient à être en tant qu’agents coopératifs mais pas seulement entre êtres humains. Pour toutes les raisons évoquées jusqu’ici l’agentivité est reconnue comme le propre « corps langagier » de tout ce qui vit. C’est cela être sensible, être sentient — conscient à sa façon souvent — et qui motive au-delà d’une biopolitique factuelle originaire un penser vif vers les non-humains qui usent du monde, donc de l’Être, par des techniques appropriées et non invasives dont nous avons énormément à apprendre pour perdurer et littéralement jouir d’être au monde.
   En somme en zoopolitique il faut garder comme en tous nos projets, toutes nos actions, notre curiosité pour ceci qui apparaît. Un haeccéitisme qui n’a rien à voir avec l’idée de mondes multiples où il faudrait penser au plus loin l’insoluble parce qu’abscons Être-s, mais se veut lucide sur ce complexe à la fois puissant et fragile et qu’il ne nous intéresse pas de compliquer outre mesure. De là sortir des ornières de l’adventice en ce que sa facticité souvent n’est que pure contingence fabriquée et est tout à fait substituable (voire : par rien, savoir laisser vacant sans l’humain) car inutile. La critique de la technè par Heidegger reste en cela pertinente et doit se garder de se mêler des vils intérêts politisés de la pensée économique soi-disant libérale. Tout imaginaire n’étant réel qu’en tant qu’objet de la pensée, tout n’est pas réalisable, souhaitable d’être fait, ni tout ce qu’on imagine n’adviendra. La richesse du monde est suffisamment vaste pour être accueillie avec humilité et respect. Après tout, les êtres sensibles avec qui nous « partageons » ce monde sont eux-aussi arrivés jusque-là. Notre société capitaliste devrait savoir apprécier la valeur de ce qui a « marché » aussi longtemps. C’est justement notre propre incapacité à nous représenter ce que sent l’autre-animal, comment il perçoit véritablement le monde, qui nous empêche de reconnaître en lui un égal. On pourra bien justifier nos actes par analogie avec d’autres prédateurs, eux ne font pas commerce de leur prédation et ne prélèvent que le strict nécessaire, et qu’y voir sinon chez nous la limitation que l’on croit déceler chez l’autre ?
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   La tentation d’une espèce d’animisme vient naturellement à l’esprit lorsqu’on cherche à comprendre le processus du vivant qui va de l’étincelle électrochimique aux sociétés codées complexes interspécifiques, à la pariade et à l’Art. En 1858, Pierre-Joseph Proudhon écrivit que (les animaux) « […] ils sont eux-mêmes les organes inconscients de l’intelligence universelle » dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église[5]. On trouvera pléthore de notes comme celle-ci dans bon nombre de textes, y compris dans ceux qui n’ont pas voulu dire ça — ne pas laisser croire en une téléologie. C’est pourquoi il est intéressant encore aujourd’hui d’utiliser les outils de pensée d’une certaine forme d’anarchisme associée à la philosophie végane. Il faut dans le même temps ne pas pratiquer un anarchisme humaniste ayant la prétention que l’humain est l’aboutissement universel à l’instar des vues religieuses. Il ne saurait y avoir rien de plus faux, même si dans le cheminement de notre existence commune (non-humains et humains) il nous est naturel de vivre à dessein. Mais peut-être qu’aujourd’hui le problème que nous avons avec l’animalité exploitée est-il le reflet déformé à l’extrême de notre difficulté à donner du sens à l’Être — quand l’Être n’a pas de sens, que celui qu’on lui donne (idem celui de l’insensé dans l’adventice) ou plus encore qu’il nous est donné de donner. En tout cas cela va de pair. Comment donc ne pas constater que partout le système techno-capitaliste consomme (ou consume) plus qu’il ne produit en vérité sinon en donnant seulement virtuellement l’apparence d’une opulente distributivité savamment programmée, où les moyens mis en œuvre sont mis à contribution « en trompe l’œil » ? On revient à cette notion chez Clément Rosset qui distingue le theorein de la praxis[6]. Si l’Être est ambivalent et ne laisse pas d’être mésusé (l’idée qu’on s’en fait) par sa nature inexplicable sinon par l’éternel retour du même sur-soi (d’où sa plénitude dans l’étant chaque fois de la bonne fois pour toutes), c’est qu’il n’y a pas d’autre manière d’en faire l’expérience que partielle et partagée. C’est tout le corps du vivant qui s’articule en des formes de sociabilité(s) adéquates à l’environnement. C’est pourquoi l’ontologique n’a rien de systémique car il n’est jamais fermé. Surface évoluant, turgor vitae, il s’augmente, d’une certaine façon, mais si non en immanence, toutefois oui en transcendance par l’expérience de la sentience et des degrés de conscience : existences. A contrario, celui qui use des artefacts et déroute le vivant de son être original, ne fait rien que pratiquer un malheureux détournement de fonds et ce mésusage entretient l’illusio dans son habitus. Il faut rappeler avec Pierre Bourdieu l’usage faussaire que produit le langage qui autorise toutes les exactions à l’encontre des animaux comme s’ils n’étaient somme toute même plus vraiment ces êtres qu’on réifie, dont on fait des objets, car ils ne sont même plus l’ombre d’eux-mêmes mais des idées qui suffisent à la satisfaction des humains en général. Témoin le jouet en forme d’animal qui côtoie allègrement les parties transformées de lui qu’on sert dans l’assiette. La biopolitique, dans son prendre garde, doit être débarrassée de cet encombrement du factice et de l’intéressé : « L’effet proprement idéologique consiste dans (l’) imposition de systèmes de classement politiques sous les apparences légitimes de taxinomies philosophiques, religieuses, juridiques, etc. les systèmes symboliques doivent leur force propre au fait que les rapports de force qui s’y expriment ne se manifestent que sous la forme reconnaissable de rapports de sens (déplacement). » (pp.209-210 in Langage et pouvoir symbolique. Points Essais) Comme le précise Bourdieu, le système symbolique n’est pas uniquement référencié à la « force illocutoire » (illucotionary force en référence aux travaux d’Austin). Effectivement le classement est ce qui mène en droite ligne au séparatisme. Pourtant, tout est lié, tout est relié (religere) où l’on voit poindre sans peine le mysticisme latent dans la pensée pour l’Être. Qu’on ne s’empêche pas tout de même d’assouvir notre curiosité (du latin curare, guérir, comme le rappelle René Guénon) en gardant la tête froide et l’esprit pratique.
   Il y a dans l’idée de l’Être comme on l’a exposé ailleurs*, et de l’éternel retour, au-delà de l’aspect nietzschéen panpsychologique et son intérêt cosmico-métaphysique, quelque chose de l’œuvre déjà faite et dont pour autant le devenir reste à construire, un peu à la manière de Duchamp avec ses ready-made. Et justement, puisque jusqu’à présent nous sommes partis de l’analyse biopolitique de Giorgio Agamben articulée sur une déconstruction de la philosophie heideggérienne, le sociologue Pierre Bourdieu ne s’y était pas trompé qui dans son travail avait remarqué la nature particulière de la pensée de Heidegger. Ce dernier n’a laissé personne indifférent quand pourtant, comme on l’a fait voir plus tôt déjà, son œuvre était extrêmement ambivalente. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Ni l’Être, et même pas le néant. Bourdieu écrit ceci que la philosophie de Heidegger est sans doute le premier et le plus accompli des ready made philosophiques, œuvres faites pour être interprétées et faites par l’interprétation ou, exactement, par la dialectique vicieuse antithèse absolue de la dialectique de la science de l’interprète qui procède nécessairement par excès, et du producteur qui, par ses démentis, ses retouches, ses corrections, instaure entre l’œuvre et toutes les interprétations une différence qui est celle de l’Être à la simple élucidation des étants[7]. N’apparaît-il pas que l’œuvre de Heidegger s’avère identique en exis, au monde tel qu’on l’observe user du real et en destituer les étants ? À ceci près que chez Heidegger c’est l’Être qui n’y gagne rien vraiment en connaissance, tandis qu’en effet les étants sont richement décrits et analysés. Et malgré sa fougue contre ce qu’Eisenhower appelait de l’autre côté de l’océan atlantique le complexe militaro-industriel, dans son oubli des êtres animaux — étant-vivants, êtres hautement sensibles, sentients — le phénoménologue aura rejoint d’une certaine manière de déni le fameux complexe : l’industriel en abandonnant les animaux machinés à leur destin sordide ; le militaire en demeurant à sa place à l’Université pendant l’avènement du troisième Reich. Par parenthèse, qu’on ne voit pas ici une charge anti-heideggérienne faisant de lui un sympathisant nazi. D’abord 1) on n’a pas personnellement creusé suffisamment la question et 2) pour mémoire il fut l’amant d’Hannah Arendt, une juive. Alors on sait les humains inconséquents par leurs incohérences, mais tout de même, un tel procès semble grossier. Plutôt faut-il se pencher sur le roman de Pierre Mertens Les Éblouissements sur la vie de Gottfried Benn pour essayer de comprendre l’apathie pratique, l’inaction de l’illusionné qui s’aveugle — (n’)œuvrant (pas).
   On l’a vu, le déchiffrement de Reiner Schürmann  nous a permis d’associer aux écrits d’Agamben pour le biopolitique cette notion d’originarité sans archè. Y voir — dans l’ontologique — plutôt un éternel recommencement d’un genre pratique, présentiel et empathique, en s’appuyant également sur une vision kantienne subtile. Ce (re)commencement est une invite à y voir clair en conscience, comme disait Sartre […], où le souci (Sorge) laisse de côté l’impossible métaphysique(s), n’en déplaise à R. Guénon, pour se consacrer entièrement à l’agencement ontologique des étants-vivants ensemble, cybernétisme naturel de l’en-commun en son écosystème, notre Terre habitée, écoumène (oikoumenê gê). Dans le « sans archè » cependant on peut encore user de leçons de penser historiques comme celles des anarchistes. Où l’on voit que penser l’Histoire et l’Être en même temps c’est comme penser une partition musicale. Chaque instrument joue quelque chose de différent et acquiert son intérêt par les autres (ab alio) et le savoir qu’on en a demeure abstrait sauf à jouer et/ ou écouter la musique hic et nunc. Autrefois (1967) il a été possible de la sorte de tenter l’ouverture d’un « autre marxisme » dénonçant justement le mythe (ou la mystification, la mascarade) incrusté dans le vécu collectif. « La dialectique commence avec ce « dédoublement de l’un » par lequel, comme l’a montré Wallon, dans l’essor même du mythe primitif, la pensée crée une première scission entre le monde de l’apparence immédiate, et celui de la réalité profonde conçue sous la forme du mythe. » (p.74 in Marxisme du XXe siècle, de Roger Garaudy. 10/18) C’est tout ce qu’il importe dans le même temps que constituer un monde zoopolitisé, que de ne pas sombrer dans ce qu’il convient bien  d’appeler des affres imaginaires. Ne pas tout jeter de l’ancestral, mais en conserver le meilleur afin de vivre au monde avec nos voisins non-humains, dans une société renouvelée et attentionnée. À la limite, on peut bien encore voir l’Être comme un –jet divin. Ceci dit dans l’acception du don pur de l’Être, en ce qu’il outrepasse toujours en soi toute tentative de pensée pour la constitution (pour ravir ses termes à E. Husserl). N’en faisons pas pour autant un mythe ni quelque chose de religieux. Le sentiment qui demeure est celui, surprenant, de l’être-en-vie. Comme le dit très bien Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans L’éthique animale, les véganarchistes prônent un engagement politique, c’est-à-dire veulent créer une société où l’individuel s’arraisonne à la koinè (κοινή). Lui parle d’une « praxis au-delà de l’éthique personnelle. » (op. cit., p.51) Où dit autrement et dans le perpétuel revenir de l’Être en sa pluralité d’étant-vivants, le saluer tel [Dieu] comme praxis et non comme exis. Mikhaïl Bakounine, grand anarchiste, se faisant un tant soit peu spinoziste lorsqu’il disait voir la Nature comme étant la somme de toutes les choses réellement existantes, en disait également que c’était tout mouvement et toute vie[8]. Plus tard, le français Élysée Reclus parlera d’une humanité sur le chemin d’une évolution choisie et non subie[9]. À n’en pas douter Louise Michel qui luttait pour les travailleurs et les femmes en son temps (1830-1905) n’aurait pas manqué de mots ni d’énergie pour combattre aujourd’hui l’injustice faite aux animaux : « Plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent. » dit-elle[10]. Et c’est bien ce qui nous empêche à présent de vivre réellement en société, à l’abri de nos imparfaites institutions anthropocentrées[11]. Ce choix que tendent aujourd’hui les véganes aux humains qui ne le sont pas, c’est celui d’une société des hommes en interaction vivante avec les animaux. Zoopolis. Voici comment faire avec la question de l’Être. Au jour le jour, et en remplaçant le travail (trepalium, appareil de torture rappelait Albert Jacquard) mortifère qui use l’humanité des humains qui font usage des animaux. Dans L’homme et la Terre en 1905, Reclus notait qu’après l’anthropophage est venu l’esclavage, après l’esclavage le servage, après le servage le salariat…[12] et depuis plus particulièrement l’après seconde guerre mondiale faut-il ajouter les milliers de milliards d’animaux exploités chaque année dans nos installations civilisées… ou leur propre habitat. C’est pourtant un non-sens absolu. Qu’on songe aux colonies de fourmis qui ont l’air d’exploiter les pucerons. Y verrait-on une analogie avec la façon dont on traite aujourd’hui couvées, veaux, vaches, cochons, poissons, que ce serait pure mauvaise foi, ignorance ou folie douce […] — du déni. C’est confondre (volontairement ou non) la symbiose et le parasitisme !
   La soi-disant cruauté dans la Nature ne connaît rien de comparable à l’usage des êtres vivants que fait l’Homme, qu’il fait indiciblement souffrir par la même occasion. Ce qui inspire nos organisations productivo-capitalistes qu’on nomme concurrence — qui prodiguerait le « progrès » — et qu’on croit reconnaître dans la Nature elle-même dans le procès évolutionniste  n’y existe pas en vérité. Bien plutôt ce qui prime depuis des lustres dans la Nature c’est l’assistance ; […] et que sans l’entr’aide, la vie même serait impossible[13]. N’est-ce pas absurde tout ce mal infligé pour un semblant de liberté si chèrement payée — de part et d’autre ? L’asservissement humain qui croit pouvoir vraiment vivre en plein oubli de l’Être se déverse sur les sans voix (aneu logon) qui n’ont même pas ce « choix », de croire en faire un :
« […] tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté »
Étienne de la Boétie — Discours de la servitude volontaire — 1547
   15) « Déclosion » — l’ouverture :
   Bien malgré nous voici un terme inhabituel qu’on a naïvement cru exclusif mais qui ne l’est pas. C’est Jean-Luc Nancy en 2005 qui publia un essai portant le titre La déclosion (Galilée). Le philosophe strasbourgeois y explore, en hommage et à titre posthume inattendu, la relation entre christianisme et déconstruction derridienne (le maître était devenu l’ami) pour y laisser poindre que le théologique n’est pas parvenu à clore définitivement le métaphysique, et que c’est dans le travail de Jacques Derrida que ce « pont » phénoménologique se donne pour traversable. On ne saurait en dire plus n’ayant pas lu ce livre de Nancy, mais d’ores et déjà on peut reconnaître une correspondance avec la pensée pour l’autre-animal qui nous vient à l’esprit pour une constitution biopolitique propre à donner du sens à la question de l’Être. En-dehors du cogito et du savoir scientifique, nous sommes à même de produire (poeïn) une nouvelle épistémè de la transversalité animale, ou si l’on préfère : phénoméno-biologique et par conséquent en acte(s) : politique.
   Quelques mots de plus pour conclure avec le décloisonnement de l’Άνθρωπος — ou plus exactement « des humains », qui ont chacun personnellement quelque chose à y faire, au sortir du ζῷον πολιτικόν (zôon politikon, animal politique aristotélicien) pour former avec l’animalité au sens large une véritable bios politikos (vie politique). Si par la suite on parle aussi parfois de zoopolitique, c’est qu’on peut y lire une infime différence. Celle-ci consiste à nous organiser avec et en fonction des modes d’être animaux et selon les circonstances. La biopolitique en outre, au-delà la « vie politique » telle que comprise dans la cité grecque antique, est ce qui lie la vie réelle, quotidienne, des êtres sensibles à la surface de l’Être-en-commun. C’est pourquoi nous avons préféré tout le long de cette réflexion parler de biopolitique plus que de zoopolitique puisque notre enquête porte sur l’ontologie et le sens. Redire que cette ontologie comprend le concept de métaphysique pour ce qu’il est : quelque chose de l’ordre du symbolique et rien d’un arrière-monde, sinon en pensée, donc scientifiquement analysable en psychologie, dasein analyse ou gestalt-thérapie, etc., pourquoi pas, puisque cela est ancré en chacun d’entre nous et n’y a lieu que fonction de l’expérience vécue personnelle (erlebnis). Aurions-nous eu une idée originale [!], que dans tout ce qui revient on s’aperçoit qu’elle aura été pensée bien avant nous. Et c’est tant mieux. Effectivement, Denis Diderot en 1753 publia ses Pensées sur l’interprétation de la nature, sa vision pratique contre le finalisme, y compris théologique : Descartes défend ainsi l’idée « qu’il ne faut point examiner pour quelles fins Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel moyen il a voulu qu’elle fût produite » et nous invite à rejeter entièrement les causes finales de notre philosophie pour chercher seulement « comment [les choses] que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont été produites ». Il faut donc s’intéresser selon une distinction reprise par de nombreux auteurs, au comment et non au pourquoi[14]. Ajouter que dans cette optique, l’ontologie ne cesse dans la praxis d’y confronter les tenants et aboutissants de nos exis. C’est un absolu que cette confrontation où l’humain faible de corps mais tellement outillé gagne à tous les coups — si tant est qu’il y ait quelque chose vraiment à gagner. Sans métaphysique, l’absolu demeure mais cette fois-ci pleinement du côté de l’Être — et des êtres. Cet absolu apparaît alors être le dé-lié où gisent les victimes de l’innommable : « L’absolu, étymologiquement, c’est le non-lié. Donc l’autre, ou le décalé, le non-normalisé, le non-normalisable » a écrit Pierre Gisel[15]. La situation de l’homme contemporain est celle d’un être sensible à qui échappe son écotechnie. Ce n’est pas tant l’usage du monde via des ersatz divers dérivés du plus ancien humus de la Terre qui en vérité fait qu’il y a péril en la demeure. C’est que dans le même temps l’oubli des êtres qui n’apparaissent littéralement pas — ou peu — dans le paysage tel qu’on y porte le regard et la pensée. Curieusement, la préoccupation humaine pour l’écologie s’oriente toujours vers des lieux désolés de vie(s), témoin le beau travail de Maurice Godelier en 1984[16]. Vers le minéral et le végétal peut-être, est-il plus facile de prêter attention, ceci nous évitant tout examen de conscience vis-à-vis de ceux qu’on n’envisage pas ou ne désire pas envisager. Ne pas croiser leurs regards sobrement accusateurs… Une écologie humaine seule est-elle une écologie véritable ? A fortiori oublier les animaux qui façonnent ces écosystèmes est une faute scientifique à tout le moins, et plus singulièrement une sorte de lapsus révélateur de notre anthropocentrisme, même aux heures soucieuses actuelles. Godelier avance il y a trente ans l’idée d’une « écologie humaine ». Ainsi avant des anthropologues se sont interrogés (Leslie White et Julian Steward) à ce sujet : « Sur le plan méthodologique, ils réaffirmèrent que chaque société devait être analysée comme une totalité certes, mais considérée elle-même comme un sous-système au sein d’une société plus vaste, un écosystème particulier au sein duquel populations humaines, animales et végétales coexistent dans un système d’interrelations biologiques et énergétiques. » (p.57 in op. cit.) On voit bien qu’en tant qu’hommes nous ne cesserons par là même d’être relativement autocentrés. On a envie de dire qu’à la limite ça n’est pas une question qui compte vraiment. Voyons les choses autrement et accordons aux être sensibles le même droit de vivre sa vie et à être protégé que nous nous accordons à nous-mêmes. La prise en compte des enjeux écologiques passe d’abord par celle de l’intégrité des animaux. Ces écosystèmes, ce sont tout bonnement leurs territoires. Déjà en 1903 on pouvait lire à propos du végétarisme dans le journal Le Libertaire que rien n’a été formé pour l’usage d’autrui. Chaque animal vit pour lui-même[17].
   L’humain est plus que jamais de nos jours l’animal prometteur (das versprehen darf) dont parle Nietzsche dans Généalogie de la Morale, Derrida a raison. Il va plus loin en montrant que les philosophes (Heidegger, Lévinas entre autres, on peut ajouter Henry) ont partie liée aux hécatombes par leur ignorance et leur désintérêt pour le vivant non-humain, disant qu’ils n’en ont fait à la limite qu’un « animal théorème, chose vue non voyante. » (p.32 in L’Animal que donc je suis) Pour ce qui concerne notre texte en langue française il faut noter à nouveau avec J.-B. Jeangène Vilmer que la France, le fameux pays des Droits de l’Homme est très en retard quant à la question animale. Le retard français a des raisons philosophique (l’humanisme métaphysique), culturelle (gastronomie, corrida) et politique (le poids des lobbies)[18]. Le philosophe Patrick Llored souscrit lui aussi à ce constat et dit qu’il faudra analyser sérieusement l’enchevêtrement de ses causes, mais plus tard. Plus tard, car dans l’immédiat chaque jour en France plusieurs millions d’animaux succombent à leur condition dans le programmatique économique. Il convient avant toute chose de les libérer pour commencer avec eux de fabriquer une ontologie vivante.
   L’espèce humaine, dit Godelier, « c’est une espèce qui produit de la société pour vivre, autrement dit qui invente de nouveaux modes d’organisation de la société et de la pensée. » (p.83 in op. cit.) Le principe de Droits des animaux qui est un des enjeux majeurs de notre société contemporaine et à venir, principe qui leur rend leur liberté, est la base — la libération animale, l’abolitionnisme — de notre liberté retrouvée d’établir un penser pour l’Être biopolitique. Qu’on se souvienne que renoncer à une organisation tyrannique qui épuise le vivant ainsi que nos ressources et nous-mêmes est le plus facile à faire en réalité quand nul n’est tenu à l’impossible ; l’impossible étant ce nihilisme politico-économique qui laisse trépasser les êtres au non-être. Si ce monde et la manière dont on en fait usage est paradoxalement ce qui se dit de « conventionnel », abandonnons-en l’emploi au profit de l’alternative : ce qui naît autrement. « On se libère d’une convention  par deux moyens : en l’exécutant, ou en en étant dispensé. En effet, l’exécution est la fin naturelle de l’obligation ; et la dispense, la reprise de sa liberté, en tant que par elle on recouvre ce droit en quoi l’obligation consistait. » (p.242 in Léviathan. Folio Essais). Notre libre arbitre bafoué retient qu’advienne face à l’Être la sunecheia (la droiture) et que nous épousions sereinement le déploiement de l’autozoè. C’est par éthique contre l’ab-us pathologique que nous avons envers les animaux un devoir-être. L’éthique surplombe et plus encore fonde toute autre considération. C’est de ce fonds (Gründ) qu’une forme particulière de sentience apparaît qu’on et qui appelle conscience. De ce fonds que surgit l’horizon ontologique du laisser-être et conséquemment du laisse vivre dans une société biopolitique.
   L’éthique dépasse alors l’Être et devient préontologique. Elle est ce qui meut l’étant-vivant et l’englobe dans un mouvement unificateur (συναγωγέ) où l’Homme n’aura de plus grande liberté que de n’en priver quiconque.

 

M.
(Partie 1)

Garouste

 

— ΒΙΓΚΑΝΟΣΟΦΙΑ 

 

   [1] In La pensée sauvage, p.166. Pocket
   [2] p.317 in Apports à la philosophie : de l’avenance. Tel Gallimard
   [3] p.238 in op. cit.
   [4] Cf. p.114 la référence à René Descartes et un monde sans animaux non-humains à laquelle fait allusion Jacques Derrida dans L’Animal que donc je suis. Galilée
   [5] Cité p.44 in Anarchisme et Cause animale, Tome 1. Éditions du monde libertaire
   [6] Dans Le réel et son double, Rosset écrit qu’« on peut dire que la perception de l’illusionné est comme scindée en deux : l’aspect théorique (qui désigne justement « ce qui se voit », de theorein) s’émancipe artificiellement de l’aspect pratique (« ce qui se fait »). », p.12. Folio Essais.
   [7] p.371 in Langage et pouvoir symbolique.
   [8] Cf. p.73 in Anarchisme et cause animale, Tome 2. Le même Bakounine écrivit le 14 avril 1869 dans Lettres sur le patriotisme, « L’homme fait la chasse aux bêtes : c’est une de ses prérogatives. À ces êtres d’ordre inférieur, il tend des pièges ; il use à leur égard de violence et de perfidie ; il les traite en despote, selon son bon plaisir ; il les dépouille, les exploite, les vend, les mange : tout cela sans crime ni remords. » (Anarchisme et cause animale Tome 1, p.49)
   [9] Ibid., p.74.
   [10] Réf. ibid., p.12.
   [11] Pierre-Joseph Proudhon en 1843 dans De la création de l’ordre dans l’humanité écrivit : « Les bêtes qui vivent en société pratiquent la justice, mais elles ne la connaissent point et n’en raisonnent pas ; elles obéissent à leur instinct sans spéculation ni philosophie. Leur moi ne sait pas unir le sentiment social à la notion d’égalité qu’elles n’ont pas, parce que cette notion est abstraite. (Cf. ibid., p.40)
   [12] Ibid., p.65.
   [13] Ibid., p.109.
   [14] Cf. op. cit. p.50. GF Flammarion
   [15] p.125 in La théologie. PUF Quadriges.
   [16] Dans L’idéel et le matériel (Fayard), M. Godelier dit que : « Depuis le début des années 70, l’économie mondiale est en crise d façon massive, criante, sans fard. […] Gaspillage, pollution, inflation, austérité sont devenus les traits marquants d’une situation mondiale qui a vu en dix ans se creuser plus encore les inégalités, le fossé entre les pays industriels développés et les autres. » (p.43)
   [17] p.26 in Anarchisme et cause animale, Tome 2.
   [18] pp.105-106 in L’éthique animale.

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