AH ! ÇA IRA […] L’ÉGALITÉ PARTOUT RÉGNERA — RÉFLEXIONS D’APRÈS « COMME DES BÊTES » — (HISTOIRE POLITIQUE DE L’ANIMAL EN RÉVOLUTION [1750-1840]) DE PIERRE SERNA

L’ÉGALITÉ PARTOUT RÉGNERA — RÉFLEXIONS D’APRÈS « COMME DES BÊTES » — PIERRE SERNA

 

 

 

 

« En effet, l’essence transformée de l’agir humain modifie l’essence fondamentale de la politique. »
p.37 in Le principe responsabilité — Hans Jonas (Champs essais)

 

« Canius promène son esclave comme un animal de compagnie… »
(cité par Martial)
p.177  in Cave Canem — Textes réunis par Jean-Louis Poirier

 

« Non je ne connais pas l’Afrique
Aigrie est ma couleur de peau
La vie est une machine à fric
Où les affreux n’ont pas d’afro »
Mama Sam sur l’album « Je dis Aime » — M (1999)

 

— Petite histoire d’une entrée en République —

 

   Dans son précédent ouvrage L’Animal en République, l’historien Pierre Serna nous avait entretenu-e-s de ce qu’entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, en France, une période charnière avait eu lieu, portée par les aspirations d’une époque qu’on pourrait appeler de « proto-écocitoyenne » en cela qu’en même temps fut déclarée l’abolition de l’esclavage (1794) et qu’un courant scientifique montant commençait de montrer les relations interspécifiques complexes entre tous les êtres vivants, laissant poindre doucement l’idée d’une zoopolitique possible qui aurait pu ceindre le développement industriel à venir, et le contrôler en prenant soin des vivants… « ébauche écohistorique » (critique de la civilisation européenne)[1] écrivait P. Serna, qui n’a pas eu le temps d’éclore, écrasée sous les bottes de la dictature napoléonienne et toute chiffonnée par l’amalgame consistant tantôt à animaliser certaines franges de la population au prétexte du rapprochement biologique avec les animaux — les grands mammifères primates en tête. Avec Comme des bêtes (Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840)) Pierre Serna signe le récit captivant et éclairant d’une chute de l’Homme vers sa modernité et ses nauséabondes facondes. 
   Et de la sorte l’historien nous offre par l’anamorphose historique un outil grossissant pour mieux voir notre époque, ce XXIe siècle dont les tensions autour de la question animale vont enflant. D’aucun ne verrait point de ressemblance(s) entre la période transitoire allant de l’Ancien Régime au Directoire en passant par le Comité de salut public, puis du Consulat à la République — du point de vue zoopolitique s’entend — avec la période historique contemporaine où se dessine un nouvel horizon possible de vivre-ensemble (oui : il semble si loin parfois ce vivre-ensemble, sans cesse reporté aux limites de l’horizon événementiel et incertain de l’advenir… où il n’existe que dans les songes creux suscités par les rhétoriques politico-évangélistes des derniers parvenus…) où les animaux ne seraient plus les exploité-e-s qu’on a encore à défendre aujourd’hui — et en vérité quant aux dimensions de cette exploitation : plus que jamais. Une des questions qui se posent à la lecture de Comme des bêtes est celle de là où nous en sommes à présent. Effectivement, dès les années 1750 on voit que d’un côté se trouve la revendication radicale de certains, exigeant un retour à un ordre naturel plus respectueux des droits naturels de chaque créature, au nom du destin partagé de tous, des plus démunis aux plus puissants, dans une proximité de relations. Pour d’autres, se manifeste la volonté d’imposer un ordre civique nouveau par le droit positif, utile pour édifier un citoyen surveillé, éduqué comme un animal politique instruit, à la tête d’une chaîne hiérarchique, où l’homme domine les bêtes[2], ce qui s’observe maintenant encore parfaitement au point de pouvoir dire que c’est tout à fait un « sujet d’actualité » — l’animal[3] — même si des « contingences » économiques voudraient nous faire accroire le contraire et que la libération animale entérinerait le déclin de l’Homme. Les humains n’ont pas besoin de cette caution pour cesser d’être solvables… et c’est toute la rengaine industrieuse et l’usage d’une dialectique sémantique pernicieuse qui est toujours au travail quand les antispécistes, animalistes et autres véganes se voient taxé-e-s de toutes sortes de noms d’oiseaux (jusqu’ici ça ne leur déplait pas finalement, les noms d’oiseaux) puis de nazis[4] ou bien d’« activistes [qui] ne visent qu’à la destruction de toute une filière », idéologues de « l’abolition de la consommation de viande.[5] » On croirait que les militants de L214 et celleux qui leur ressemblent sont des millénaristes ! L’image de la « fin de la viande » comme analogon de la « fin du monde » où tout s’effondre masque une réalité bien et sans cesse plus crue elle : c’est celle de la fin de l’usage immoral des animaux (exploitation). Pourtant, dans les rangs des amis des animaux et des personnes animées par l’éthique et épris-e-s de justice, on dit bien que « les humains formulent en termes juridiques ce que les animaux sont en droit d’attendre d’eux » (Corine Pelluchon in Manifeste Animaliste — Politiser la cause animale, p.54, Alma Éditeur) et qu’on voit apparaître dès la fin du XVIIIe siècle — dit l’historien —, un « homme réinventé » en Zoon Politicon [siècle qui] fonde la république du droit naturel, celle de l’homme, premier animal devenu le centre à partir duquel se reconstruit la cité et toute l’organisation sociale, pensée telle un immense organisme animal[6]. Méthodologie aristotélicienne revisitée et démultipliée, le nouveau monde savant met des étiquettes partout[7]. Hélas, rapidement l’élan vers l’animalité dans le sens de l’ouverture de la co-naissance humaine  d’autres étant-vivants se voit dévié de sa trajectoire initiale. Bientôt se détache une humanité de classe, supérieure vis-à-vis d’autres humains animalisés pour mieux les inférioriser : « Certains sont souillés par leur animalité biologique, d’autres sont marqués par leur animalisation. L’animal, qui semblait l’avenir de l’homme dans une écologie politique à venir, est devenu une représentation de sa macule et pour des populations entières la marque de sa laideur, de leur saleté et de leur méchanceté. » (p.24 in Comme des bêtes… c’est nous qui soulignons) — si bien que, à l’instar de nos jours : « Un invisible clivage se dessine, entre cruels et attentionnés, traversant les groupes sociaux semble-t-il indifféremment. De quel message social, politique, culturel, est-il porteur ? Il est trop tôt pour soulever des hypothèses mais le fait est repéré. Des animaux méritent une attention particulière, point seulement parce qu’ils servent et rapportent, mais parce qu’en eux-mêmes ils en valent la peine. » (op. cit. p.68) Et la question, aujourd’hui, n’a en vérité pas changée d’un iota par rapport à la situation durant (avant et après) la Révolution française. Il convient [toujours] de se demander ce que requiert une théorie politique des droits des animaux et ce que serait un État les prenant au sérieux, demande-t-on avec la philosophe[8], de la même manière qu’à la fin du XVIIIe siècle « Le nouveau régime doit inventer une éthique originale de répartition d’une espace commun et d’une existence parallèle, d’un destin ensemble, à défaut d’être partagé. » (op. cit. p.76).   À l’heure où sortent d’une soupe zoopolitique primitive quelques partis bien-intentionnés à l’égard des « sans voix » (aneu logon) afin de défendre leur droit liminaire, naturel et positif, et de les déclarer bientôt sujets de droit(s), Pierre Serna nous fait remarquer au travers de son étude que déjà, au moment de la transformation[9] du Jardin du Roi en Muséum national d’histoire naturelle, les travaux et la pensée de Bernard-Germain de Lacépède sont ensemble un vaste projet, […] une authentique utopie, en esquissant la cité idéale des animaux, et de leurs visiteurs humain […] qui […] dessine les contours d’une république des êtres vivants réunis, en paix, dans une perspective diplomatique perceptible, au sein de la ville qui désire devenir la capitale d’une Europe en voie de républicanisation[10]. Cela n’empêche pas que tous ces animaux venus de Versailles ou d’ailleurs très loin connaissent alors un taux de mortalité très important et douteux. Cette « grosse mortalité » c’est autant celle d’un éléphant dont on soupçonne qu’il a subi des maltraitances volontaires, que celles de « genettes, biche, lionceaux, loup », parmi un nombre impressionnant d’individus appartenant à une grande variété d’espèces telles que « zèbre, gnou, singe africain, lémurs, lionnes, roussettes, panthères, hyènes, porc-épics, cerfs, kangourous, casoars, autruche, poules sultanes, pigeons couronnés, oiseau lyre, tortues, batraciens, gouramis », etc., de sorte qu’on peut se demander si et à quel point dès lors « la longue observation des animaux et les soins qu’on leur apporte est le premier travail qui donne sens au groupe des humains en les forçant à se distinguer et à inventer des rapports entre, puis entre eux et les autres vivants ? » (op. cit. pp.107, 109, et p.127) Certains, comme Tosca, se posent tout de même des questions et rappellent que la consommation des animaux ne va pas de soi à l’heure où la police a tant à faire concernant la surveillance des prix fixés pour la viande, des heurts entre bouchers et acheteurs, ou bien des voitures lancées à toute allure dans les rues de Paris et dont les chevaux renversent, voire tuent, les passants, etc., que le « végétarianisme » existe depuis Plutarque et qu’en définitive et pour faire court en toute conscience, un bon républicain peut-il se nourrir des bêtes ?[11]

 

 

— L’œuvre au Noir républiqu’haine —

 

   Les animaux n’ont jamais cessé d’accompagner les humains dans leur vie de tous les jours, seul ou en groupe, a minima de façon symbolique forte. Le mal que l’on peut leur faire est devenu, en même temps qu’une question de salubrité publique, une question morale majeure tout à la fois que l’Homme s’est toujours cherché auprès de ces autres êtres en vie, pas forcément si différents que ça de lui.   Ainsi, écrit Pierre Serna, en élargissant le cercle de la citoyenneté jusqu’à ceux que l’on considérait comme des sujets à peine entrés dans l’humanité, en faisant des droits naturels les fondements du droit positif, en utilisant des centaines de fois dans les discours le mot « esclavage » comme métaphore de l’homme réduit à la condition d’un animal domestique sous la férule des despotes, les inventeurs du monde politique ont pensé aux êtres humains d’abord, mais aussi aux animaux[12], de sorte qu’il est possible d’affirmer sans détour : « L’animal participe, avec d’autres êtres vivants, de façon concrète, à la fondation de la république. » (op. cit. p.217) Le monde harmonieux dont rêvent ceux qui rêvent à la République avant de la fonder réellement, est un monde parfaitement ordonné, délivré de la Terreur (originelle = chute édénique ou bien révolutionnaire) où des citoyens se sont avisés être de véritables bêtes fauves, sauvages et féroces ; sanguinaires… on fit cas de cannibalisme… d’autant que souvent, jusqu’à cette période troublée, pré puis postrévolutionnaire, on s’inquiéta que la populace manque de viande. Pour mémoire rappelons ce que l’on sait tout-e-s (y compris les hénaff et les énarques) comme quoi « […] la part carnée n’est pas dominante dans une alimentation largement fondée sur les protéines végétales, du moins jusqu’à une date récente, c’est-à-dire le milieu du XXe siècle. » dit Florence Burgat dans L’humanité carnivore (p.113). Est-ce à dire que la construction républicaine et, in fine, son processus démocratisant (et perfectible) soit en quelque sorte un système de remise en servitude perpétuelle des animaux de rente et autres bêtes de foires (et autres freaks, hybrides ou mutants) ? — à ceci près que c’est un système qui enfle, qui s’agrandit, qui aussi absorbe la vie sur son passage. Modèle républicain de la planification zoopolitique vers l’« hominisation de la planète »[13] où l’homme ne sera plus prochainement qu’en relation avec lui-même ? Et l’animal participe de son vivant et de sa mort à la grande républicanisation humaine.
   Comment donc aussitôt cela dit, ne pas larmoyer sur le sort funeste des animaux contemporains qui ne sont plus que le rêve de Descartes : des automates transformés par le génie humain ? Pourtant, ça n’est pas faute qu’à l’époque revue par Serna dans son essai, de 1790 à 1840, certains furent convaincus qu’il existait d’ores et déjà une solution végétarienne comme révolution pacifique dans l’évident refus de manger des animaux comme ultime progrès à accomplir[14], et selon l’historien : « passer au XIXe siècle » (cf. Roederer).   Et pendant ce temps d’autres comme François Boissel argumentent en faveur de conditions bio-historiques et bio-constitutionnelles axées sur l’exemplarité des natures animales, ce dernier disant que « […] ce ne peut être que des bêtes que l’homme ait pu recevoir les premières leçons, pour apprendre à travailler, à s’éclairer, à se conduire et à se conserver. » et qu’« Il a fallu des siècles pour désabrutir [sic] l’espèce humaine. » (In Comme des bêtes, p.301) Boissel a le profond désir d’impulser chez ses concitoyens l’envie de vivre dans une cité dépolluée comme on dirait aujourd’hui. Il n’en peut plus de tous ces excréments et autres lieux insalubres ou vivent principalement des populations interlopes[15]. Mais surtout, et c’est là une des grandes leçons que nous livre Pierre Serna dans son ouvrage Comme des bêtes (Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), Boissel dénonce la spoliation humaine de l’Afrique en plus de tous les animaux qu’on y tue ou qu’on chasse pour les exposer, les disséquer, Afrique réduite à l’état d’animalité servile que d’un écosystème transformé en monoculture de café ou de sucre […][16] dans son livre Discours contre les servitudes publiques. Car en effet si nombre de scientifiques d’alors, la plupart étant aussi des auteurs reconnus, commencent à mettre en lumière la parenté de l’humain avec tous les autres animaux comme extrémité phylétique et induisant une égalité de droit sous-jacente au fait commun d’en être arrivé là après tout ce temps depuis l’apparition de la Vie, on assiste en même temps à l’assomption d’un sentiment particulier à l’égard de l’autre dont l’animalisation — tant du fait des fantasmagories que de la volonté socio-économique et politique pure basées sur le développement des connaissances et l’esprit classificatoire — sert à la fois de discours ayant valeur de ce qu’on appellerait aujourd’hui d’expertise, et à la fois de dispositif répressif, d’abord contre les populations pauvres dont il faut éviter la rébellion, puis contre les populations africaines quand par ailleurs on vient de rétablir l’esclavage par la Loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), légalisé par le premier Consule Bonaparte (pour stabiliser les colonies…). C’est là que survient de ce que l’historien nomme une catastrophe : le racialisme aux origines du racisme du XIXe siècle[17]. Il ne viendrait probablement plus sérieusement à l’esprit de quiconque aujourd’hui, à l’aune du « progrès », de profiter du fait d’étudier la phylogenèse, qui est la comparaison entre les espèces, [et qui] permet de mieux comprendre l’ontogenèse et la place de l’homme, comme dit le paléoanthropologue Pascal Picq à propos de l’homme moderne [né] quelque part en Afrique il y a cent-mille ans[18], pour assimiler humains et animaux tout comme animaux et humains, sans que non plus la compassion pour les uns signifie la détestation des autres, n’en déplaise aux mauvaises langues comme Sartre, Murray, ou Digard qui pour des raisons tout aussi différentes qu’obscures mais bel et bien spécistes placent l’Homme au-dessus de tout le règne animal. Mais aux temps qui suivent la Révolution et la Terreur desquelles germa une réelle inspiration zoocitoyenne chez quelques penseurs futuristes, une pensée d’un autre ordre poussa comme une mauvaise herbe qui n’a cessé de se répandre un peu partout jusqu’à aujourd’hui. Car alors en réalité comme l’explique Pierre Serna : « Passe l’abolition des privilèges, passe l’égalité des droits entre citoyens blancs, mais l’égalité avec les noirs esclaves d’hier, cela était impossible. Au moment où le futur s’invente dans la loi de février 1794 qui reconnaît la citoyenneté universelle abolissant couleur et race, une portion importante de la société française se cabre et fait feu de tout bois pour essentialiser, au contraire, la différence de peau, pour en faire un marqueur de hiérarchie entre les humains. » (op. cit. p.321).   Et le pire à venir, ce sont toutes les « études » qui visent à établir la proximité entre l’individu noir et le singe — macule raciste dont le remugle a traversé le temps jusqu’à Christiane Taubira[19], rappelle Serna — dont on n’hésite pas à décrire abondamment la parité en parlant d’inintelligence, de nonchalance et de luxure de la part de la femme africaine cible de toutes les calomnies de la part d’un imaginaire masculin blanc qui n’a rien à envier aux farces sadiennes. Qu’on se souvienne de la vie peu attrayante de Sawtche (Sarah Saartjie Baartman) surnommée la Vénus Hottentote qui vécue la prostitution et fut un temps un objet de lubricité et de lucre pour finir sous le scalpel des savants curieux. Par exemple dans son Histoire naturelle de l’Homme (1801), Julien-Joseph Virey diffuse l’idée que  « […] chez le nègre, le front se recule et la bouche s’avance comme s’il était plutôt fait pour manger que pour réfléchir. […] voltigent avec une facilité merveilleuse qui n’est égalée que par les singes, leurs compatriotes, et peut-être leurs anciens frères, selon l’ordre de la nature. » (op. cit. p.342) — où l’on voit chez ce défenseur qu’il existe deux races humaines, une blanche et une noire, la dernière étant plus animale qu’humaine, d’autant que chez lui ou les auteurs du même acabit, on croit alors possible de faire engrosser les noires par des singes pour créer une race de nouveaux travailleurs forts et stupides dont les noirs seraient les contremaîtres.   La somme d’exemples remontés par Pierre Serna est absolument édifiante. Elle permet néanmoins de comprendre réellement les ressorts « scientifico-historiques » nous ayant légué de nos jours le racisme ordinaire souvent installé dans la conscience collective comme un allant de soi, et comment surtout, elle résulte d’abord d’un mépris savant et trivial de tout ce qui vit et qui est autre.
   À la fin de la lecture de cet essai fort bien documenté, on saisit mieux qu’en-dehors des fonctions biologiques et des mœurs naturo-culturelles observées chez les animaux, il n’y a pas de comparaison symbolique possible qui supporte (endigue) tous les débordements découlant de l’imagination fabulatrice des êtres humains, toujours prompts à la mauvaise foi et aux excuses limite supranaturelles (au sens infranaturel comme métaphysique) pour justifier leurs comportements, leurs préjugés et, en termes psychologistes, leur négativisme. Pas étonnantes par conséquent, les susceptibilités exprimées par certaines communautés ayant connu et/ ou connaissant encore l’ostracisme, lorsque le discours vegan abolitionniste n’hésite pas à utiliser les mots et les images d’événements historiques tragiques les ayant frappées pour dénoncer les conditions d’élevage et d’abattage des animaux contemporains. Au-delà de la question de l’intention, qui clairement ne cherche pas à choquer ni à nuire mais uniquement à utiliser l’analogie dans le but de provoquer rapidement une prise de conscience grâce à des situations bien connues, il faut d’un autre côté, forts du travail effectué par Pierre Serna, reconnaître que si l’analogie dérange c’est qu’elle vient achopper en réalité sur un amalgame psycho-historique préexistant dont la société mixte n’a toujours pas guéri. Si, c’est l’évidence, étymologiquement les mots ne sont pas contextualisés, force est de constater que l’Histoire s’est chargée négativement — dans le sens d’un comble énergétique et d’un alourdissement — à un point tel et symptomatique du post-colonialisme ou du patriarcat (néo)libéral, que vouloir défendre les animaux en comparant leur situation à celles de certains humains s’avèrent particulièrement sensible, peut-être à cause de la nécessité d’un rejet épidermique et viscéral (émotif donc) de toute juxtaposition avec l’animal justement à cause que l’origine de toute forme de xénophobie se trouve dans l’animalisation des êtres humains, non seulement, la preuve, à leur détriment, mais également à celui des animaux quand la convergence des luttes se crispe autour de ces questions syntaxiques. En vertu de ce que la philosophe Corine Pelluchon dit dans sa postface à Zoopolis (Alma Éditeur) que « […] la souveraineté impliqu[e] le respect des règles propres d’une communauté spécifique », il doit donc en aller de même dans la prise de position antispéciste à l’endroit des animaux comme à celui des humain-e-s dans le même temps qu’on désire établir universellement, c’est-à-dire de façon égalitairement répartie, « […] la transférabilité des règles humaines vers tout ou partie des communautés animales. »
   Parallèlement, la Ve République qui ne renouvelle pas son échiquier en en renouvelant seulement les pièces, semble ne pas avoir arrêté de maintenir l’extatisme des discours et des actes qui en définitive s’annulent les uns les autres, avec cela dit une propension à l’annihilation du vivant et à la négation progressive de certains acquis sociaux, à commencer par ceux mis en avant par la laïcité et garantissant à quiconque sa liberté et sa dignité sans être jugé-é ou opprimé-e pour sa prétendue race, sa couleur, son genre, son sexe… hélas… ils sont nombreux les Virey qui pour un enchevêtrement de situations et de (dé)raisons complexes poussent à la haine vorace de l’autre histoire de faire leur place, y compris à force d’injonctions incomprises dont les idées de base ne sont pas maîtrisées. Comme l’avance Michel Tibon-Cornillot « […] à travers les questions bioéthiques, ce sont les structures symboliques, traditionnelles et classiques, encore vivantes et agissantes dans les sociétés occidentales, qui sont sommées de disparaître ou de gagner leur dernière bataille. » (p.33 in Les corps transfigurés, Éditions MF) Le schéma est le même dans la convergence des luttes et l’important travail de Pierre Serna, travail qui se veut n’être qu’une première porte d’entrée pour comprendre la République, son évolution et ses crispations, s’additionne par exemple à la pensée féministe, et bien évidemment antiraciste pour, comme l’écrit Élise Desaulniers en préface à La politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams, mettre à plat les structures qui déterminent l’oppression des animaux[20] — car ces structures sont les mêmes que celles de l’oppression des humains, théories ou pratiques de l’une servant de prétexte ou d’outil de l’autre et réciproquement.
   De 1789 on a coutume de dire que sont nés puis ont grandi les fameux Droits de l’Homme. Lorsqu’on constate combien un peu partout et à quel point ses droits sont bafoués, on ne peut que craindre que l’avancée des droits des animaux[21] sera longue elle aussi, très longue. Ces droits n’opposent pas les animalistes aux humanistes, ils participent du même état d’esprit émancipatoire qui va jusqu’à formuler que dans certaines conditions mieux vaut ne pas être. Ça n’est pas un défaitisme ni un fatalisme. Cela, peut-être, pour finir en s’interrogeant, a-t-il un peu la prétention platonicienne d’une République pragmatique du Bien dont l’éthique est le soleil ? C’est l’idée qu’on s’en fait hic et nunc, en tout cas. L’idée que seul-e-s des humain-e-s libres libéreront les animaux.

 

M.

 

PLUS DE RÉVOLUTION ?

 

Le site des Editions Anarchasis pour Pierre Serna
Lire le Discours contre les servitudes publiques de François Boissel sur Gallica {BNF

L’animal et nous / L’animal en nous,  émission animée par Sandrine Brugot-Maillard, avec Corine Pelluchon, Pierre Serna, Stéphane Audeguy, et Luc Jacquet

 

 

   [1] p.77 in L’Animal en République.
   [2] Comme des bêtes — Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), pp.13-14.
   [3] Sur l’animal sujet de droit ou de laboratoire, voire notre article pour La nuit avec un moustique :
   [4] Voir à ce sujet ce document remis en main propre dans la rue au public faisant la queue à l’entrée du 104 pour le VeggieWorld Paris du printemps 2017. Parallèlement, on a pu lire dans Anarchisme et Cause Animale Tome 2 de P. Pelletier (p.66) que la position de Charles Patterson dans Un Eternel Treblinka est « celle d’un nazi anti-juif et pro-animaux », et qu’il existe des propos des « commandos d’extrême droite » pour la libération animale qui sont « islamophobes et antisémites » (p.68). Aucune preuve concrète concernant ce point n’est avancée, pas plus que lorsque les auteurs écrivent que la protection animale évacue toute problématique de classe, pratique un nivellement des enjeux. Et si des groupuscules fascistes se targuent d’être des défenseurs des animaux, ils ne représentent pas plus les animalistes que les votants Front National ne représentent tou-te-s les français-e-s.
   [5] On appréciera la très mauvaise réponse de l’entreprise Jean Hénaff qui veut faire croire à son absolue candeur : communiqué de presse
   [6] Comme des bêtes…p.19.
   [7] Voir p.18 de Comme des bêtes… : « Ainsi la révolution des savoirs passe par la construction d’une nouvelle vulgarisation des sciences naturelles, livrée dans les dictionnaires, les encyclopédies, emplis de tableaux de classification des connaissances et des ordonnancements sur l’échelle des êtres vivants. »
   [8] Cf. pp.53-55 du Manifeste Animaliste.
   [9] Par décret de la Convention le 10 juin 1793.
   [10] Comme des bêtes…p.99.
   [11] Ibid., p.147.
   [12] Ibid., p.217.
   [13] Cf. Jacques Lacan — Ecrit I, p.87, Point essais.
   [14] Comme des bêtes…pp.287 et 288.
   [15] Dans son Discours contre les servitudes publiques de 1796, F. Boissel écrit que : « Les oiseaux dans leurs nids, les loups et les ours dans leur tanière, les fourmis, les castors, les abeilles chez qui la nature a établi différents sortes de gouvernement, s’arrangent de façon qu’ils ne soient point incommodé par leurs immondices. »
   [16] Comme des bêtes…pp.288.
   [17] Ibid., p.319.
   [18] Voir les pages 98 et 102 dans le texte de P. Picq en contribution à Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, dirigé par Karine Lou Matignon.
   [19] Les faits et la peine de Justice : francetvinfo
   [20] Op. cit. p.19.
    [21] Quels sont ces droits en somme ? « Protection de tous les animaux domestiques ou sauvages qui souffrent, protection des hommes qui souffrent de les voir souffrir, protection contre la souffrance de tous les êtres vivants doués de sensibilité, tels sont les principaux enjeux juridiques du droit animalier. », Jean-Pierre Marguénaud, p.88 in Le Droit animalier (par Jean-Pierre Marguénaud, Florence Burgat, Jacques Leroy), PUF.

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